2.1. La critique du système post-colonial

En ce moment où l’éducation est devenu le parent pauvre des politiques nationales en Afrique, nous avons voulu saisir cette occasion pour réfléchir sur le rôle de l'école dans le développement de l'Afrique. Plusieurs décennies après l'implantation des premières écoles en Afrique, la scolarisation n'a pas résolu les problèmes du développement du continent. Bien au contraire, au lieu de les résoudre, l'école en a créé d'autres et aggravé la situation sociale en Afrique. D’où la nécessité de se poser la question  : quelle école faut-il pour le développement des sociétés africaines contemporaines ? Il nous reste à rétablir par cette recherche, les rouages du système éducatif précolonial, à dégager l'impact de l'école coloniale sur les sociétés africaines et à suggérer quelques solutions aux problèmes actuels de l'école auxquels se heurte le développement de l'Afrique. L'école telle qu'instituée en Afrique par les puissances colonisatrices était inconnue en Afrique précoloniale. Est-ce à dire pour autant que les sociétés africaines d'avant la colonisation étaient dépourvues de toute institution de formation ? De nombreuses études ethnologiques ont prouvé, au contraire, l'existence en Afrique précoloniale d'un système éducatif capable de former un type d'homme à même de bien s'intégrer dans sa société. En Afrique, l'éducation était l'affaire de toute la collectivité. Après l'éducation de l'enfant par sa mère, sa formation technique dès son sevrage était relayée  vers l'âge de 7 ans par son père ou un maître qui l'initiait à son futur métier61. Les groupes d'âge, en plus des parents proches, entament, de 7 à 15 ans, son éducation intellectuelle morale et spirituelle. Contes, proverbes, chants, jeux, tout était pris en compte pour donner au jeune africain les règles de bienséance, le respect dû aux personnes âgées, du bien commun, etc. Le rite initiatique donnait au jeune adolescent les moyens humains et intellectuels pour comprendre le fonctionnement social, et de surcroît, l'introduit dans la classe des adultes où il trouvait sa place.

Il ressort de cette brève description que le système éducatif précolonial africain cultive chez le jeune diverses aptitudes, notamment l’endurance physique, l’esprit d'observation, la mémoire, l’aptitude de transmission ou la maîtrise de différentes techniques pour maîtriser et participer à la pérennisation de la culture. Ce qui lui permet d’intégrer réellement la société des anciens et d’y recevoir un rôle et une place. Sans vouloir attribuer simplement une fonction de production à l'homme, par sa participation aux travaux, par exemple, il représente non plus une charge pour les parents comme nombre de jeunes aujourd'hui, mais une personne utile non seulement pour sa famille, mais aussi pour sa communauté. Le système éducatif traditionnel prend l'enfant en charge dès sa naissance, lui transmet connaissances et techniques qu'il assimile pour assurer son intégration sociale et léguer à d'autres qui, comme lui, auront la tâche d'assurer la survie de la société. C'est dans ce contexte socioculturel stable que les puissances colonisatrices ont imposé l'école. Cette introduction brutale de l'école en Afrique  aura de nombreuses conséquences sur le fonctionnement social des sociétés africaines. L'école coloniale, introduite en Afrique pour fournir à l'administration coloniale des fonctionnaires subalternes locaux, n'a pas tout de suite été bien accueillie pour plusieurs raisons, comme l’ont noté plusieurs analystes. Tel est le constat fait par le feu Yves Tabart, prêtre ayant servi auprès des Kirdi62 à Douvangar. Il nous fournit les éléments suivants : « En ces temps-là, les gens ne voulaient pas envoyer leurs enfants à l'école. Pour eux, c'est perdre l'enfant. L'enfant, s'il va apprendre le français, c'est le perdre ». Le monde musulman, précurseur pourtant de l'instruction scolaire dès le XI ème siècle à travers les écoles coraniques, s'est aussi opposé à l'école occidentale.

Toutefois, le constat le plus spectaculaire est celui qui est fait par l’intellectuel sénégalais Cheikh Hamidou Kane qui, en critiquant la violence culturelle avec laquelle l’école coloniale s’est imposée aux populations africaines, affirme : « Si je leur dis un jour d'aller à l'école nouvelle, ils iront en masse. Ils y apprendront toutes les façons de lier le bois au bois que nous ne savons pas. Mais apprenant, ils oublieront aussi. Ce qu'ils apprendront vaut-il ce qu'ils oublieront. […] Nous refusions l'école pour demeurer nous-mêmes. »63 En dénonçant cette volonté de perpétrer la colonisation par le biais de l’école moderne, Cheikh Hamidou Kane ne voulait pas dire que l’école ne valais pas la peine pour les populations africaines. Mais il dénonce une pratique fondée, non pas sur la volonté de promouvoir l’homme et la culture africaines, mais de former des femmes et des hommes capables de suivre à la lettre les injonctions des puissances d’occupation, et de maintenir leurs concitoyens dans une situation de dépendance, mieux que ne le ferait les dominants. Ce qui pose le problème d’absence de dialogue dans ce processus. Même si ce qui est proposé est utile, point n’est besoin de forcer une personne à adhérer à un projet aussi salutaire soit-il. Tel ne fut pourtant pas le cas pour l’introduction de l’école en Afrique précoloniale. Pour asseoir sa vision du monde, les puissances coloniales ont obligé les jeunes africains à intégrer une école coloniale où ils ne pouvaient apprendre que l’histoire, la géographie, la culture et les mentalités des pays dominateurs. Ne se sentant pas concerné par l’enseignement proposé, on comprend pourquoi les jeunes africains et leurs parents opposaient une résistance à l’entrée à l’école. En réponse à cette résistance, le système colonial faisait recours au recrutement forcé des élèves, une pratique qui mérite une sérieuse problématisation.

Notes
61.

Il pouvait s’initier à l’agriculture, à la chasse, à la pêche, à l’élevage, aux métiers de forgeron ou aux autres métiers sociaux selon l’intérêt de la famille.

62.

Un groupe ethnique du Nord Cameroun à la frontière avec le Nigeria.

63.

C. H. KANE, L’Aventure ambiguë, Paris, Nathan, 1983, p. 19.