2.1.1. Le recrutement forcé des élèves

Face au refus des uns et des autres d'envoyer leurs enfants à l'école, les autorités coloniales lançaient à travers les villages, une campagne de recrutement forcé d'enfants aux traits éveillés pour remplir les écoles qui, pour l'essentiel devaient assurer une éducation de base dans différents domaines de l’enseignement. Il y avait donc trois niveaux d’écoles mises en place par le système colonial. L’Ecole rurale, l’école régionale et l’école urbaine. En milieu rural,  l'école du village dirigée par un instituteur indigène, plutôt que de transmettre les valeurs et la culture locales, avait pour mission d’apprendre aux élèves la langue française, espagnole, portugaise ou anglaise selon le pays colonisateur. A cela, il fallait ajouter l’exercice des travaux agricoles. Quant à l'école régionale, tenue par des instituteurs européens, elle avait pour mission de préparer pendant  au moins deux ans au cycle du CEP64 indigène. Située en ville, l'école urbaine assurait une formation professionnelle afin de fournir à l’administration coloniale une main d’œuvre locale, beaucoup moins chère que celle venue de la métropole. L'école primaire supérieure recrutait les meilleurs élèves certifiés des écoles urbaines pour une préparation de deux  ans aux postes subalternes de l'administration locale et du commerce. Pour le cas du Cameroun, beaucoup se souviennent encore de l'école primaire supérieure de Yaoundé. L’entrée des jeunes issus des écoles urbaines dans l’administration coloniale a poussé les parents à inscrire massivement leurs enfants à l'école, car se sont rendus compte qu'elle pourrait devenir un chemin de salut, un facteur de promotion sociale pour leur progéniture. D’ailleurs, c’est de là que provient la difficulté que rencontre l’école actuelle qui continue de garder la même perspective. Au lieu de former des personnes capables de créer et d’innover, on semble préparer les jeunes à assumer des fonctions qui n’existent pas ou plus. Une pratique qui, face à la situation contemporaine, produit plus de chômeurs que de personnes capables de s’intégrer dans la société contemporaine et d’y jouer tout leur rôle.

Pour Yves Tabart, il était impossible à un parent d’envoyer un enfant qu’il aime à l’école. Il fallait par contre, y envoyer un enfant qui, même s’il s’éloigne de la famille, ne serait un problème pour personne. Tel était aussi le cas des jeunes filles qu’il ne fallait absolument pas envoyer à l’école. Car, les études pour une fille ne devraient bénéficier qu’à la famille de la personne qui l’épouse : « Autrefois, les parents n'envoyaient pas leurs enfants les plus aimés à l'école. Un fils bien aimé, le  père a tendance à le garder auprès de lui. Les filles, on ne les envoyait pas à l'école. Mais après, le père voit que l'enfant rejeté qu'il a envoyé à l'école est devenu quelqu'un ; et celui qu'il a choyé et gardé auprès de lui se plaint. Alors, petit à petit, les gens comprennent qu'il faut laisser aller tout le monde à l'école. »65 Avec le temps, les écrivains africains, parfois avec un regard dépourvu de toute critique à l’endroit du système scolaire colonial, ou parfois avec la ruse puisée dans la sagesse traditionnelle africaine, commencerons à montrer le bien fondé d’une école. On remarquera cette mutation chez Bernard Dadié qui fait observer que « Dans le monde actuel, il faut savoir lier le bois au bois pour être quelqu'un… Le temps de l'ignorance est passé… Les jeunes sont l'avenir. Ils doivent tous aller à l'école. Je ne veux pas que Climbié subisse le sort que m'imposa mon oncle qui me cachait au moment du recrutement scolaire. Notre enfant sera instruit. »66 Une fois l'importance de l'école comprise, les jeunes africains ont commencé à se presser pour y aller. Une scolarisation massive qui va entraîner de sérieuses mutations sociales. En lui interdisant l'accès aux richesses de la vie traditionnelle africaine, le système éducatif occidental a déraciné le jeune d’une culture et d’une éducation tirant ses sources de la tradition et dont la principale préoccupation est la formation intégrale du citoyen. Mais ce qu’il faut déplorer, c’est le fait que l'école coloniale a fait naître une classe de privilégiés, citadins scolarisés, au détriment des paysans analphabètes pauvres et des populations des bidonvilles, ruraux transplantés en ville. Dans ce sens, l’école a une part de responsabilité dans le phénomène de l'exode rural qu’elle a contribué à amplifier, et la désintégration de la société traditionnelle africaine.

Notes
64.

Certificat d’Etudes Primaires

65.

B. LAKI DANG, « Quelle école pour le développement ? » in, L’Effort Camerounais, N° 09, septembre, 2008.

66.

B. DADIE, Climbié, Paris, Africana Publishing Company, 1971, p. 24.