2.1.2. Quelques entorses

Cependant, nous ne saurons, malgré les entorses qu'elle a provoquées à la société africaine précoloniale, faire table rase de nombreux bienfaits de l'école qui, par exemple, a permis l'émergence des leaders politiques qui ont milité pour les indépendances. Mais cela ne nous empêcherait pas non plus d’observer que tout en aidant à résoudre certains problèmes, cette école héritée de la colonisation a créé dès l'aube des indépendances de nombreuses autres difficultés, parfois inhérentes à l'institution scolaire même. Des difficultés qui se sont aggravées ces dernières décennies et qui compromettent fondamentalement l’action de développement du continent. On dénonce  partout l'insuffisance des écoles, des enseignants, le sureffectif des salles de classes, le manque de matériel didactique, les programmes toujours trop calqués sur les modèles occidentaux. Dans l'enseignement professionnel, on déplore l'insuffisance de l'équipement technique pour la pratique et la place trop importante accordée aux matières littéraires au détriment des disciplines scientifiques et à la pratique concrète. Et les récriminations ne s’arrêtent pas là, car au terme des études, des difficultés d'accès à l'emploi se posent avec une acuité aussi grande que la recherche d’une inscription scolaire. A défaut de se trouver un emploi en ville, les jeunes déscolarisés ou sans emploi, préfèrent rester chômer en ville plutôt que d'aller mettre en valeur les compétences acquises à l’école à travers les champs et plantations aux villages, où d'ailleurs beaucoup de personnes ne tolèrent pas encore le " retour à la terre " des jeunes scolarisés. Même si elle a permis l'insertion de quelques-uns dans la vie active, l'école arrache à la production, surtout agricole, poumon de l'économie des pays africains, beaucoup de jeunes.

Le philosophe camerounais Jean Marc Ela trouve que l’école ne rend pas les jeunes issus de son sérail assez productifs. Au pire des cas, elle abandonne la plupart d'entre eux au chômage. Au cours d'une session de formation qu’il animait en 1972 à Tokombéré67, il avait fait clairement état de cette situation en affirmant que « L'école est normalement le lieu où se forment des hommes appelés à devenir des agents dynamiques de leur propre développement. Or, l'enfant qui est allé à l'école tend à abandonner si radicalement l'univers traditionnel qui lui devient difficile d'y revenir et de s'y adapter lorsque au terme de ses études il doit y travailler. »68 Doit-on alors, face à cette situation, reformer à nouveau l'école ou plutôt entreprendre une transformation de la société afin de relancer le développement de l'Afrique ? Une question qui nous conduit à nous interroger sur le bien fondé de cette école issue de la colonisation et qui continue à régir le système scolaire en Afrique. Plutôt que de d’œuvrer à l’épanouissement de l’homme, elle semble s’être contenté de répandre la conquête mentale des africains, après avoir réalisé la conquête politique et économique. Un véritable objet de questionnement pour l’émergence d’une nouvelle société africaine capable d’influer sur sa propre histoire et sur l’histoire de l’humanité en cette période de la mondialisation. Toutefois, nous ne pouvons ignorer cette sorte de rupture que l’école coloniale est venu instaurer entre le système traditionnel et la modernité. Alors qu’une harmonie était nécessaire à trouver pour permettre une véritable complémentarité entre les deux cultures, on s’est retrouvé face à une culture dominante qui se donnait toutes les raisons d’écraser les autres par le biais de l’école.

Notes
67.

Village situé dans la province de l’Extrême Nord du Cameroun. C’est là où il a mené l’ensemble de ses recherches en sociologie du développement.

68.

J. M. ELA, La plume et la pioche. Réflexions sur l’enseignement et la société dans le développement de l’Afrique noire, Yaoundé, Clé, 1971, p. 47.