2.1.3. De la tradition a la modernité

L’idéal de chaque nation, de chaque culture ou de chaque peuple, est de transmettre sa civilisation des générations en générations par le biais de l’éducation. Une activité qui met l’accent tant sur la dimension informelle qu’informelle. Etant donné que c’est toute la société qui est concernée, il n’est peut être concevable que le programme d’études soit organisé selon le goût de certains individus, mais il cherchera plutôt à répondre aux attentes des populations locale. De manière précise, l’éducation est là, pour donner à la communauté les moyens de s’assumer. Une analyse à laquelle s’est penché Edoo Hossenjee qui essayait de faire un rapprochement entre Platon et Paulo Freire. Revenant sur le but de l’éducation au sein d’une société à bâtir, il affirme : « To transmit from one generation to the next, the accumulated wisdom and knowledge of the society, and to prepare the young people for their future membership of the society, and their active participation in its maintenance of development. »69Lorsqu’il insiste sur l’importance des connaissances acquises à partir de l’analyse du passé d’une société, Hossenjee voudrait souligner la nécessité pour la pratique éducative de ne pas opposer le passé au présent culturel, mais de les harmoniser pour les rendre interdépendants. Une approche qui rappelle la position de Léopold Sedar Senghor qui a passé toute sa vie à défendre le métissage culturel. Il pense que l’éducation est une autre appellation de la culture. Il soutien  qu’elle est à la base de toute évolution historique. Il trouve qu’il existe une différence fondamentale entre la culture et la civilisation. Cette dernière, est présentée comme étant « un ensemble des valeurs morales et techniques d’une part, et la manière de s’en servir d’autre part. »70 Par contre, la culture représente « la civilisation en action. Le résultat d’un double effort d’intégration de l’homme à la nature et de la nature à l’homme. »71 Pour lui, un enseignement qui n’assure pas la somme des connaissances acquises par les générations précédentes ne peut absolument pas être accepté comme tel. Il en tire la conclusion suivante :

‘« Il ne saurait y avoir de culture pour les jeunes hommes et jeunes filles d’Outre-Mer, même et surtout pour les membres de l’élite s’ils ne sont instruits de leur propre civilisation : de leur langue, de leur philosophie, de leur art… La théorie de la ‘table rase’ du Nègre est un non-sens. Et l’enseignement d’Outre-Mer qui ignore les civilisations autochtones, un contresens. » 72

Sans prétendre rejeter les influences exogènes dans l’éducation des citoyens d’une société précise, Edoo Hossenjee et Léopold Sédar Senghor maintiennent sans équivoque, que la culture et la civilisation que voudraient transmettre les puissances dans les écoles africaines n’ont pas à se confondre à une simple transplantation artificielle de l’extérieur. En somme, une pratique éducative digne se distingue par sa volonté de former des personnes complètes, utiles non seulement à eux-mêmes et à leur culture, mais à toutes les civilisations.

Une étude qui nous rapproche substantiellement des analyses de Hannah Arendt qui semble élargir cette vision de l’éducation, de la société et de la culture. Son étude servirait de clé à la compréhension de la philosophie de l’éducation, telle que conçue par le système colonial. En développant les notions d’ « action », de « parole » et d’ »individualité » ; elle note que le rôle de l’éducation consiste à encourager l’individualité, pour la simple raison que les êtres humains, à la différence des objets inorganiques fabriqués à la chaîne ne peuvent jamais être identiques. Pour ce faire, il faudrait laisser à chacun le soin d’exprimer son individualité dans la mesure où c’est par là que réside la force et la possibilité du progrès de la communauté humaine. Par ailleurs, elle s’interroge sur la capacité pour l’être humain d’exprimer son individualité. Elle trouve la réponse dans la libération de la ‘parole’ exprimée dans une action collective : « la parole et l’action révèlent cette unique individualité »73 Par l’intermédiaire des deux actes, les individus vivant au sein d’une communauté parviendront à se comprendre, à comprendre leur passé, leur présent et par conséquent, leur avenir. La parole et l’action sont vitales à l’existence humaine, qu’une vie sans parole et sans action, « est littéralement morte au monde. Ce n’est plus une vie humaine, parce qu’elle n’est plus vécue parmi les hommes. »74 L’action et la parole sont donc inséparables. Elle les compare à

‘« des siamois partageant le même cœur dont les artères principales parcourent simultanément les deux corps. Sans l’accompagnement du langage, l’action ne perdrait pas seulement son caractère révélateur, elle perdrait aussi son sujet. Il n’y aurait pas d’hommes, mais des robots exécutants des actes qui, humainement parlant, resteraient incompréhensibles. L’acte ne prend un sens que par la parole dans laquelle l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il veut faire. » 75

Une situation de ce genre, présuppose le contact avec les autres, c’est-à-dire, une communauté d’hommes libres et autonomes. L’action et la parole constituent des éléments clés dans la pratique pédagogique, dans la mesure où elles fondent les principes de dialogue, de respect et d’égalité entre les peuples. Dans une problématisation qui a attirer notre attention, Hannah Arendt propose comme antithèse au concept ‘d’action’, le concept de ‘fabrication’. S’il est vrai que l’action tire sa validité du contact nécessaire entre les hommes libres et égaux, la ‘fabrication’ par contre, trouve son essence dans le contact entre être « animé et matière inanimée ». la force qui guide la fabrication est en effet, ce double désir qui se manifeste chez l’homme à travers la domination et la manipulation dont le but est d’imposer sur la matière morte une forme prédéterminée. La caractéristique principale de ce rapport de force est la violence aveugle.

Il faudrait noter que c’est dans la même dynamique que s’inscrit Paulo Freire, lorsqu’il met en relief le processus déshumanisant d’une pratique éducative anti-dialogique. Il l’apparente de façon significative à l’idée de la conquête et de l’endoctrinement culturels. Il estime que « tout acte de conquête suppose un sujet qui conquiert et un objet conquis. Le sujet conquérant impose ses vues à l’objet conquis. Le sujet conquérant impose ses vues à l’objet conquis qui devient par là, une chose dans les mains du conquérant. Il lui imprime sa marque. »76 Au départ, Paulo Freire maintient que lorsque des êtres humains traitent d’autres êtres humains comme des objets, leur comportement fleure le sadisme. « Le plaisir de la domination complète sur une autre personne est l’essence de l’impulsion sadique. On peut dire que le but du sadisme est de changer l’homme en chose, l’être animé en inanimé, et que sous l’effet du control complet et absolu, l’être vivant perd une qualité essentielle de la vie, la liberté. »77 Par conséquent, le désir d’aventure, de recherche et de créativité du peuple conquis est affaibli, sa capacité de créer et de reproduire atteinte. Paulo Freire reprend cette dialectique domination/soumission dans ce qu’il appelle : « la vision bancaire de l’éducation ». Une conception qui présuppose un état initial de vacuité et un emplissage ultérieur qui a besoin d’un déposant et d’un dépositaire. Les principes fondamentaux de cette pratique sont essentiellement déshumanisants. D’abord, le déposant est humain, alors que le dépositaire ne l’est pas, ou n’est pas considéré comme tel. Ensuite, le déposant remplit deux fonctions actives : il dépose son savoir et le retire comme bon lui semble, alors que le dépositaire ne joue qu’un rôle essentiellement passif. Il reçoit, emmagasine et restitue à la demande du déposant. Il s’agit en effet, d’une relation à sens unique, antidialogique, dans la mesure où c’est le déposant qui prend toutes les décisions, tandis que le rôle du dépositaire ne se limite qu’à une obéissance non problématisée. A la lumière de cette problématisation de la pratique éducative, essayons maintenant d’interroger le système d’enseignement hérité de la colonisation en Afrique.

Notes
69.

E. HOSSENJEE, Philosophy of education : Plato to Freire, Port Louis, Published by Author, 1979, p. 41.

70.

L. S. SENGHOR, „Le problème de la culture“ in Liberté I. Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 93.

71.

Ibidem.

72.

Idem, p. 94.

73.

H. ARENDT, Crise de la culture, Paris, Gallimard, p. 232.

74.

Ibidem.

75.

Ibidem.

76.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés. Suivi de conscientisation et Révolution, Paris, Editions La Découverte, 2001, p. 130.

77.

Idem, p. 38.