L’organisation scolaire proposée par la colonisation reposait sur une structure et un contenu élaborées de manière à ce que le savoir soit dispensé par « quantité » et non par « qualité » à ceux qui avaient le privilège d’y accéder : « le contenu, la méthode et la qualité de l’instruction étaient conçus afin d’éviter l’acquisition d’une certaine éducation considérée comme potentiellement nuisible aux intérêts de la Métropole. Ainsi, le programme d’études coloniales décourageait fortement la dissémination de l’éducation secondaire et tertiaire, ainsi que celle des connaissances théoriques et métaphysiques aux indigènes. »84 La volonté d’épargner les populations africaines d’un enseignement susceptible d’éveiller les capacités critiques et de remises en cause de la réalité oppressive tentera de s’appuyer sur une théorie justifiant de l’infériorité mentale de certaines races par rapport aux autres. Cette théorie connue sous le nom de « constitution mentale » vilipendait l’idée selon laquelle « c’est la constitution mentale d’une race particulière qui détermine la façon d’agir et de penser de ses membres : ce qu’ils font, ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas apprendre et quelle sorte de civilisation ils sont capables de bâtir. »85 Gustave Le Bon dont les analyses auront une très grande influence sur l’élaboration du système scolaire colonial confirme ses vues en affirmant que « chaque peuple possède une constitution mentale aussi fixe que ses caractères anatomiques, et d’où ses sentiments, ses pensées, ses institutions, ses croyances et ses arts dérivent… La vie d’un peuple, ses institutions, ses croyances et ses arts ne sont que la trame visible de son âme invisible. »86 Une théorie qui a conduit à la conclusion selon laquelle, toute tentative de donner le même type d’éducation à un indigène des colonies comme à un Européen est inutile, voire même dangereuse. Selon lui, l’éducation scolaire ne peut porter ses fruits qu’à la seule condition d’être convenablement adaptée à la mentalité de l’élève. Une observation qui pourrait se résumer de la manière suivante : « à un peuple inférieur, une instruction élémentaire peut seule convenir. »87
En s’inspirant sur cette théorie quelque peu discutable, le programme scolaire colonial n’est devenu qu’une pâle copie de celui de la Métropole. On peut noter par exemple, le fait qu’au sujet de la langue et de la littérature, l’instruction se limitait en grande partie à la simple acquisition des aptitudes de base en Français. Pour justifier cette pratique, il affirmait que « pour les grands élèves, nous ne nous soucions pas de les initier aux beautés de notre littérature classique dont l’intelligence suppose en même temps qu’un grand nombre de connaissances accessoires lentement acquises, un sens certain de la langue française, nous préférons les voir lire du Jules Verne ou du Labiche. Ce qui du reste, leur plait infiniment et les garde d’une grandiloquence peu désirable. En composition française, nous exigeons avant tout des phrases courtes, exactes, des précisions justes, et nous luttons férocement contre l’abus des images… Les sujets de devoirs sont empruntés à des circonstances locales, ils obligent à observer, à regarder de près, et ne favorisent nullement de belles envolées. »88 Un effort de problématisation de l’affirmation ci-haut, permet de constater que, de sa conception à sa pratique, le système scolaire colonial a montré une profonde indifférence par rapport à l’épanouissement des Africains. Une observation confirmée par la critique de Pierre Erny à l’encontre de l’école moderne : « L’école, s’étant implantée en Afrique noire en plein contexte colonial, n’est pas née comme une réponse aux besoins même de la société autochtone, mais fut pensée et imposée de l’extérieur. »89 L’imposition d’un programme copié de l’extérieur, voilà ce qui transforme l’école africaine en simple « programme politique » dont le fil conducteur est la sauvegarde des intérêts de la métropole, plutôt qu’une activité culturelle et pédagogique, susceptible d’éveiller l’esprit à l’analyse et à la critique, dans le but de contribuer à l’évolution d’un peuple.
Evoquant la nécessité de séparer l’éducation de la politique politicienne, Hannah Arendt constate que « l’éducation ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique c’est à ceux qui sont déjà éduqués que l’on a affaire. »90 Une pratique éducative dont l’objectif se confond à la « fabrication » d’individus qui pensent de la même façon n’est rien d’autre que de l’endoctrinement. Une telle pratique prive la pédagogie de ses principaux éléments constitutifs à savoir : la liberté, l’individualité et l’égalité. Presque tous les aspects du système pédagogique en Afrique ont participé à l’anéantissement des efforts de développement engagés. C’est ainsi qu’en analysant le phénomène de la rencontre entre l’Afrique et l’Occident, le jésuite Hubert de Leusse tente de résumer la réalité de la pratique éducative héritée de la colonisation en ces termes : « Sauf exception très rare, l’école n’est donc pas à la hauteur de sa mission éducative. Par la rudesse excessive de sa discipline, au lieu de former les enfants, elle les déforme. Elle en fait des esclaves ou des révoltés. Elle ne leur donne pas le sens de la responsabilité personnelle, le goût de l’initiative. Elle n’en fait pas des hommes. »91 En ce sens, l’école apparaît comme une structure considérée comme une chambre sonore où la participation active en forme de réflexion critique n’était absolument pas encouragée. Si tel est le cas, une interrogation persiste. Quel a donc toujours été la finalité de l’éducation en Afrique ? Etait-ce la conviction de l’administration coloniale que l’Africain est seulement capable d’absorber et d’utiliser une éducation superficielle ? Ou, était-ce la peur que l’Africain, comme tout être humain, par un principe d’attachement indélébile à la liberté et à l’indépendance, et à l’aide de l’éducation reçue, pourrait un jour demander son affranchissement de la domination ? Au vu de l’analyse, une constante semble se dégager : la pratique éducative en Afrique, depuis la colonisation jusqu’à ce jour a une grande part de responsabilité dans la situation actuelle du continent. Malgré les multiples reformes apportées, le système éducatif en cours en Afrique s’est montré incapable de rejeter la politique d’assimilation favorisée par l’ensemble de l’entreprise coloniale. Au lieu de former des hommes libres, autonomes et indépendants capables de prendre en main leur destin, elle continue de produire une sorte d’automates peu utiles à leur propre société, à leurs concitoyens et à la consolidation d’une culture de développement.
P. SAMY, L’Odyssée de Mongou, Paris, Hatier, 1983, p. 42.
G. LE BON, Lois psychologique de l’évolution des peuples, Paris, Félix Alcan, 1894, p. 6.
Ibidem.
Idem, p. 336.
G. HARDY, Une conquête morale : L’enseignement en A.O.F., op. cit., p. 194.
P. ERNY, De l’éducation traditionnelle à l’enseignement moderne au Rwanda (1900-1975) : un pays d’Afrique noire en recherche pédagogique, Lille, Service de reproduction des thèses, 1981, p. 17.
H. ARENDT, « La crise de l’éducation » in, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 228.
H. DE LEUSSE, Afrique et Occident : heurs et malheurs d’une rencontre. Les romanciers du pays noir, Paris, Editions de l’Orante, 1971, p. 185.