Autant par le mécanisme de nécessité que par l’effet des décisions volontaristes, l’économie du marché s’est bel et bien imposée au monde entier et l’Afrique en fait les frais. Cela ne veut pas dire que la situation soit sans contradictions, mais il est devenu évident que les rapports des hommes entre eux et le rapport des hommes aux biens ne ressortent que d’une seule logique : celle du plus offrant qui doit gagner plus : « aujourd’hui tout a pris la forme de marchandise. »92 Cette gangrène dont la mondialisation est le vecteur, a infiltré même la culture et l’éducation. L’école est pensée dans les catégories de l’entreprise et ce qu’on y pratique prend l’allure d’un produit susceptible d’évaluation par des consommateurs. Etant donné qu’il n’y a plus qu’un seul type d’économie, que les décisions se prennent en fonction du marché, la politique affiche son impuissance face à la montée du capitalisme. Il est possible de comparer ce constat à celui fait par Ernst Bloch qui se plaignait de l’introduction par le capitalisme libéral, d’un désordre sans précédent dans le monde post-moderne : « le désordre introduit par le capitalisme consiste entre autre, à détacher l’homme à son rapport essentiel à la nature, à le rendre étranger à la nature, et donc à fermer les écluses au développement des possibilités de la nature et de l’homme. »93 Lorsqu’on constate qu’en Afrique, les valeurs de tolérance, de convivialité, d’accueil et de partage, et du respect de la vie, valeurs chères à la tradition africaine tendent vers leur disparition progressive, il est normal qu’on soit tenté de donner raison à Ernst Bloch. Celui-ci a compris très tôt, que le capitalisme est un serpent à deux têtes qui souffle avec la première et mord avec la deuxième. Pourtant, la finalité de la victime reste la mort. Cette mise à l’écart progressive des valeurs traditionnelles africaines, suite à l’utilitarisme capitaliste qui envahit les mœurs, n’est pas un bon signe pour ces pays en mal d’être. Point n’est besoin de rappeler que la liberté des programmes et des choix à l’école est considérablement réduite par la seule volonté des pouvoirs publics.
Face au pouvoir économique et financier des multinationales, les pouvoirs politiques n’ont plus qu’une petite marge de manœuvre bien réduite. Le fait que l’Afrique est un espace pourvu par la nature d’énormes richesses, les multinationales s’y bousculent en douceur, loin de l’acharnement des médias, préoccupés par les questions de démocratie et des Droits de l’Homme, qui leur donnent plus de visibilités que celles consacrées aux préoccupations économiques. En plus de ces multinationales, il faut compter toujours avec les institutions internationales qui gèrent le monde sous-développé à partir des bureaux climatisés de New York, de Paris, de Londres ou de Bruxelles. Elles préconisent l’élaboration des programmes scolaires qui répondent, non aux aspirations des peuples locaux, mais des institutions internationales, étant donné que ce sont elles qui financent la réalisation de ces programmes. C’est là en effet, l’une des origines du malaise dont souffre l’école en Afrique. L’étroitesse de la marge de manœuvre des acteurs locaux, empêche les populations locales de bénéficier des programmes conçus et adaptés à leurs préoccupations. Il n’est donc pas étonnant de voir, un programme scolaire dispensé dans un pays développé comme la France, être répercuté sans aucune modification, sur un pays aussi pauvre que la Centrafrique, au nom de l’universalité de la science. L’école devient cette sorte de rempart tant pour l’économie capitaliste que pour les sociétés africaines qui n’ont qu’un seul choix : accepter le dictat des organisations internationales94. Cette situation avait été vécue par les populations d’Amérique latine et constitua l’une des raisons majeures de l’engagement socio-politique de Paulo Freire. C’est la proximité de cette situation latino-américaine avec celle de l’Afrique, qui nous a convaincus de la nécessité de nous référer à Paulo Freire. Il ne faut cependant pas se tromper de vue, il n’appartient pas à l’école de résoudre tous les problèmes de l’Afrique. Il faut éviter de tomber dans une telle utopie, tout en proposant à la société une école qui participe à son émancipation.
L’école a toujours été sollicitée pour remplir la fonction sociale, mais cela n’a jamais été explicitement sa mission première. Jacques Maritain l’a souligné en affirmant, que « le but le plus élevé de l’éducation, est de mettre les jeunes gens en possession des fondements de la sagesse. L’éducation a pour suprême intérêt les grands accomplissements de l’esprit humain. »95 Il est absurde de conférer à l’éducation des objectifs utilitaires au bénéfice de certaines firmes, sans que les populations destinatrices n’en tirent le moindre bénéfice. L’éducation a pour premier objectif, d’ouvrir l’esprit à l’accueil de la nouveauté et à la compréhension de l’histoire. Cette ouverture d’esprit peut se comprendre dans le langage de Paulo Freire comme étant l’émancipation des opprimés. Son but principal est par conséquent, d’émanciper et de rendre les hommes libres et autonomes. La mission de l’éducation est, d’aider la société à se constituer, à se construire et à se prendre en main, une préoccupation chère à Paulo Freire. Celui-ci pense que le travail de libération des opprimés devrait se faire, non par des propagandes inutiles, mais dans le dialogue avec eux, car ce sont eux mêmes qui doivent être rendus dignes de lutter pour leur propre émancipation humaine et sociale : « Nous devons être persuadés que la conviction des opprimés qui doivent lutter pour leur libération, ne peut pas être une donation que leur ferait les leaders, mais doit être le résultat de leur prise de conscience. »96 Cette prise de position, traduit la nécessité de prendre en compte la personne de l’autre dans sa culture, son histoire personnelle et tout son environnement, pour mieux lui transmettre le savoir nécessaire à son épanouissement. Ce qui permet de passer de la transmission du savoir importé, vers un savoir co-produit entre l’enseignant et l’apprenant.
En assurant et communiquant les valeurs d’une tradition, l’éducation participe pour cela, à la continuité sociale par la référence à une histoire commune. Charger l’école de réduire les inégalités sociales, de freiner la violence, de restaurer l’unité et la solidarité entre les citoyens, de convaincre de la valeur et des limites d’un régime, de participer à la lutte pour la réduction des inégalités, de contribuer à la transformation de la condition des opprimés etc., consiste à conférer à l’éducation son vrai sens dans le monde contemporain : voilà en quelque sorte, la mission de la nouvelle philosophie de l’éducation pour le développement. Cette philosophie de l’éducation qui a contribué à la réduction des inégalités entre les hommes en Amérique latine, peut servir de ferment dans la lutte pour l’avènement d’une Afrique centrale où règnent la justice et le droit. Le professeur ivoirien Any-Gbayere pense quant à lui, qu’« il faut développer des aptitudes à la planification, à la prise de décision, à la formulation et à la conduite des projets et programmes de changement planifiés. »97 Il suggère cette stratégie pour que les cadres des ministères en charge de l’éducation nationale soient suffisamment équipés pour être autonomes dans leur démarche. Ce qui les aidera à ne plus être à la solde des régimes totalitaires qui ont fait la honte de l’histoire humaine. Comme nous l’avons montré plus haut, certaines « monarchies » africaines s’accaparent l’institution éducative. Elles s’en servent pour répandre l’idéologie dominante. Ces régimes monarchiques se servent aussi massivement de l’école pour corrompre la société. Pourtant, faire tomber les barrières sociales, créer les conditions d’une plus grande égalité des chances en réduisant l’influence grandissante des multinationales et de l’Etat, ne peut qu’enchanter le monde des exploités, des opprimés, des marginalisés, des exclus et de ceux dont les droits sont bafoués tous les jours, sans que personne n’ose le dire tout haut. Heureusement, « depuis 1950, les sciences humaines ont conquis leur titre de sciences à part entière et peuvent apporter leur contribution à l’effort de justification a priori de la nouvelle politique éducative. »98 Mais rien ne nous empêche de nous interroger sur l’exercice d’une telle pédagogie. L’humanisme exige l’interculturalité, synonyme de l’acceptation de l’autre dans sa différence. Mais l’angélisme avec lequel on présente cette théorie, fait qu’en observant la réalité, on se demande si ce qui est dit de l’interculturalité est vrai, ou si c’est juste une simple rêverie de certaines personnes qui vivent mal leur exclusion et veulent trouver des espaces pour faire entendre leurs voix.
P. ARONDEL, L’impasse libérale, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 27.
L. VAN DEN WIJNGAERT, « Ernst Bloch : une philosophie de l’espérance » in, Revue Nouvelle, mai-juin, 1972, pp. 538-539.
Cf. P. FONKOUA, Op. cit., p. 58.
J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 94.
P. FREIRE, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 46.
S. ANY-GBAYERE, Politique éducative et développement en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 92.
E. BRAUNS, Op. Cit., p. 32.