2.3.1. Evolution du concept de développement

Le terme « développement » est apparu au XVIIIème siècle101. Il est lié à une approche évolutionniste du progrès de l’univers. Ses initiateurs voulaient que l’univers tout entier bénéficie des biens de la création et que tout habitant de la terre jouisse du bonheur performant de la science. Ce terme sera récupéré progressivement par les partisans de la croissance économique, ce qui conduira plus tard à un libéralisme capitaliste que nous dénonçons aujourd’hui comme étant à la base de la déshumanisation de la personne. C’est ce qui rend légitime cette affirmation du Père Lebret, qui dénonce le détournement du concept de développement par les libéraux :

‘« le développement fut réduit à la sphère économique, et jusque dans les années 1960, il ne fut considéré qu’en terme de croissance économique. C’est après la seconde guerre mondiale que ce concept prend réellement son essor et devient l’objet de nombreuses recherches. C’est alors l’époque de la décolonisation, de la montée du tiers monde sur la scène internationale, et très vite, ces revendications déborderont le politique pour entrer dans le champ de l’économique. » 102

Lorsqu’ils accédaient à l’indépendance, les Etats africains trouvaient sans importance l’accession à une indépendance politique qui ne leur permettrait pas de disposer des moyens d’une véritable autonomie économique. C’est de là que procède une profonde réflexion sur le sous-développement et sur les voies d’un développement intégral et solidaire. En ce moment, les Etats comme les individus, suivis de près par les organisations internationales, prendront progressivement conscience que la lutte contre la faim, souvent considérée comme l’engagement suprême en faveur des plus démunis, ne pouvait à elle seule donner des résultats viables et ne serait efficace que si elle se transformait en un combat pour le développement. Dans les années cinquante, les pays en voie de développement y compris ceux d’Afrique, ont accentué cette prise de conscience qui était devenue collective. Pour cela, ils se sont retrouvés dans l’obligation d’étudier les causes endogènes et exogènes du sous-développement. La conférence de Bandoeng103 qui avait regroupé les délégués de plusieurs pays d’Afrique et d’Asie, en fut un signal fort. Ainsi, à lui seul, le terme développement ne pouvait plus suffire à désigner l’ensemble des réalités économiques, humaines et sociales. Il était nécessaire d’élargir les analyses. Voilà pourquoi apparaîtront de nouvelles expressions pour en préciser le sens. On verra donc apparaître les expressions telles que : justice sociale, promotion humaine, libération ou encore solidarité. Ces expressions qui élargissent la compréhension du concept de développement, sont devenues des pôles autour desquels s’expriment les aspirations profondes des peuples et des pays. A maintes reprises, le développement est confondu avec la croissance économique. Par conséquent, il est nécessaire de clarifier la différence entre ces différentes notions.

La question du développement solidaire est la voie indiquée pour faire front à cette course vers le néant auquel conduit une attitude qui valorise l’argent plus que l’être humain, auquel conduit le fonctionnement aveugle de la société post-moderne104. Les acquis de la science qui aident l’humanité, sont en même temps en train de conduire le monde à une impasse. Mais la dynamique concrète du développement exige que celui-ci soit au service de la personne humaine. Il n’est ni un devoir des uns envers les autres, ni une compassion des pays riches envers les pays pauvres. C’est un droit auquel aspirent tous les peuple de la terre, y compris ceux d’Afrique. Quoi de plus normal que de voir les biens de l’humanité partagés équitablement entre tous les habitants de la terre ? Provocation pour les capitalistes, mais chose normale pour les partisans d’un monde solidaire. Cette répartition ne doit pas être assimilée à une dialectique où s’affrontent deux mondes où les uns demandent et les autres donnent. Elle devrait amener plutôt à une redéfinition des règles du commerce international pour que chaque pays puisse accéder au marché international, vendre ses produits et en acheter d’autres. Un développement qui ne tiendrait pas compte de la dimension de la promotion humaine, ne serait qu’une machine supplémentaire d’accroissement de la pauvreté dans le monde : « Un développement qui ne serait que croissance économique ne serait pas un développement. L’homme se nourrit de pain, mais pas seulement. Ce qu’il faut développer, en finale, ce n’est pas d’abord un pays, mais des hommes. »105 Ces propos de Jean-Louis Lebret ont été relayés par les évêques des Etats-Unis qui soutenaient qu’une économie qui se priverait des considérations morales n’aurait aucune importance pour la société car, elle profiterait seulement à un petit groupe106. Cette conception des choses appelle une interprétation plus approfondie. Cette notion peut être analysée, à travers une conception qui situe la personne humaine au milieu des autres créatures. Le développement est cet équilibre dynamique permanent de la vie et de la croissance de tous les êtres de la création. Cette harmonie tient à la nature de chaque être en développement constant. On constate l’existence d’un principe intime d’unité de toutes les créatures. Ce principe se caractérise par une tension permanente vers ce qui est mieux. Cette inclination diffère cependant selon les cas :

‘« pour la plante, c’est la fécondité exprimée dans la fleur et le fruit. Le développement est l’avancée vers l’optimum. Il est au terme quand l’optimum est obtenu. Mais pour l’homme, les optima sont successifs : celui de la taille, celui de la force, celui de la capacité d’action, celui de la maturité intellectuelle, celui de la plénitude de la vie morale. » 107

Par cette analyse, nous découvrons la complexité de la notion de développement qui ne se limite pas seulement aux êtres humains. Il s’étend aux autres éléments de la nature, ce qui exige de notre part, une approche qui tienne compte de cette complexité. Cela explique la nécessité d’une approche plus précise de cette notion quant à l’économie, la nature et les autres éléments de la création. Le fait, pour Jean-Louis Lebret d’avoir intégré la nature dans son analyse de la question de développement a fait de lui, un précurseur du terme de « développement durable », devenu à la mode aujourd’hui.

Notes
101.

A ce propos, nous ne voudrions pas nous lancer dans une étude démonstrative de la question du développement industriel qu’a connu l’Occident. Ce serait un autre sujet de thèse. Nous voudrions nous intéresser à la manière dont cette notion a été intégrée dans l’évolution des pays d’Afrique vers leur autonomie, après l’accession à l’indépendance. Mais cette analyse ne nous empêche pas de revenir au fait que, le développement a provoqué une crise dans le système de la nature et qu’il est de notre responsabilité d’en tenir compte. Cf. F. ROLLIN, « Environnement, création, éthique » in, Revue d’éthique et de théologie morale. Le supplément, Paris, Cerf, 1989, p. 7.

102.

A. SONDAG, Solidarité et développement. L’engagement de l’Eglise catholique, Paris, Cerf, 1992, p. 7.

103.

Cette conférence avait réuni des représentants des pays sous-développés et s’était tenue du 17 au 24 avril 1955. Les pays représentés étaient au nombre de vingt neuf. C’est à partir de ce temps que l’on parle du développement en termes de différence, voire de dépendance : pays en voie de développement et pays développés, ces derniers ayant quelques responsabilités dans le passé et pour l’avenir vis-à-vis des premiers.

104.

Aujourd’hui, la manière dont le monde est dirigé montre à quel point il est difficile aux pays en développement de faire entendre leur voix. Ils sont contraint de suivre les résolutions prises par les pays riches, même si cela n’est pas en adéquation avec les aspirations de leurs peuples. Même lorsqu’on présente un pays émergent comme ayant réalisé un taux de croissance encourageant, c’est souvent au détriment d’une grande majorité de la population. Cf. P. LUTHER, « La face cachée de la croissance » in, Faim et développement magazine, N° 226, décembre 2007, p. 8.

105.

J.-L. LEBRET, L’économie au service des hommes, Paris, Cerf, 1968, p. 202.

106.

Les évêques des Etats-Unis n’y vont pas par quatre chemins. Ils pensent que : « renforcer la vision morale commune est essentiel si l’économie veut servir équitablement tous les hommes. »J.-Y. CALVEZ, Justice économique pour tous. L’enseignement social catholique et l’économie américaine. Lettres pastorales des évêques des Etats-Unis, Paris, Cerf/Castella, 1988, p. 54.

107.

Ibidem.