Une analyse approfondie permet d’accéder à deux différentes conceptions de la notion du développement. La conception humaniste, où la personne humaine est au centre des préoccupations, le matériel ne venant que l’aider à s’accomplir, et la conception économiste, où le profit est au centre des préoccupations, l’homme n’étant considéré que de façon périphérique. C’est à partir de la première vision que Jacques Maritain déclarait que le but de l’action des hommes devrait être de travailler à l’avènement d’une humanité de justice et que ceux-ci devraient,
‘« dans leur action temporelle, faire de ce monde, selon l’idéal historique appelé par les différents âges et si je puis dire par les mues de celui-ci, le lieu d’une vie terrestre véritablement et pleinement humaine, c’est-à-dire pleine de défaillances assurément, mais pleine aussi d’amour, dont les structures sociales aient pour mesure la justice, la dignité de la personne humaine ; l’amour fraternel. » 108 ’Jacques Maritain s’inscrivait ainsi dans cette lutte pour l’élévation de la condition humaine sans distinction d’origine, de race ou de culture. Il ne s’agit pas ici de remettre en cause les bienfaits de l’évolution économique, ni de contester le bien être familial et collectif que procure une gestion rigoureuse des fonds. Il convient cependant de reposer le problème d’une économie orientée vers le bien commun, au bénéfice de tous les habitants de la terre109. L’exemple de la Greemen Bank du Bangladesh peut nous aider à voir plus clair. Un vrai développement est celui qui permet à chaque personne de jouir de ses droits et libertés sans ingérence aucune. Pour parvenir à cet objectif, il n’appartient pas aux seuls pays d’Afrique de s’investir dans l’éducation, mais il s’agit d’une dynamique qui implique les pays développes et non-développés. Mais ce qui conduit l’humanité vers un avenir toujours inquiétant, c’est ce refus des riches à partager leurs biens avec les autres, alors que ce partage ne baisserait pas leur niveau de vie. Pour une réelle mise en place d’un développement solidaire, une prise en compte de l’apport concret de chaque acteur est nécessaire. Les discours doivent être accompagnés des actes concrets. Et toute action se fondera sur la réflexion. Car, un discours sans praxis conduit à la confusion, alors qu’une praxis bien réfléchie conduit à une transformation sociale, fruit de la participation de tous. Une idée soutenue par Paulo Freire qui trouve que tout « effort de conscientisation qui s’identifie avec l’action culturelle pour la libération, est le processus par lequel, le sujet devient capable de saisir en termes critiques, l’unité dialectique entre soi et l’objet. Voilà pourquoi il n’y a pas de conscientisation en dehors de la praxis, en dehors de l’unité théorie-pratique, réflexion-action. »110 Ce qui est visé, c’est le dépassement d’une simple logique littéraire, pour un engagement concret pour la transformation radicale de la société.
En étudiant la littérature spécialisée sur la notion de développement, il est difficile de se retrouver dans la nébuleuse des termes utilisés pour le qualifier. On s’aperçoit que ces termes, soit amplifient, soit atténuent la portée. D’où l’usage des expressions du genre : « développement économique », « développement social », ou encore « développement économique et social »111. Le terme social lui-même est loin d’être clair. Il prête à confusion, étant donné qu’il peut s’agir de social « correctif », couvrant des intérêts et servant les mêmes ; de social « palliatif » cherchant à réduire les maux causés par une économie inhumaine112. Il peut aussi se subordonner à l’économie avec pour finalité de rendre l’homme heureux à travers une juste redistribution des biens de la terre. En effet, la conception du développement organique fait partie de celles qui peuvent répondre aux aspirations des hommes d’aujourd’hui, notamment en Afrique. Elles impliquent une croissance ordonnée comparable à celle de tous les êtres vivants. Elle déborde la considération seulement économique. Elle considère l’être humain dans sa totalité, comme l’affirmait le Père Lebret « à strictement parler, la montée humaine dans et par une économie progressive ; ne signifiant pas ici une dépendance exclusive. Cette conception cadre mal avec le simplisme ancien de certains économistes jaloux d’élaborer une science économique abstraite, dont le modèle serait cependant universellement applicable. »113 Des courants plaident aujourd’hui en faveur de l’intégration des sciences sociales dans l’essai d’application des théories économistes sur le développement114. Beaucoup d’éléments convergent pour amener les uns et les autres à tenir compte d’un nombre croissant de facteurs non-économiques dès qu’il s’agit d’indiquer, dans le concret, les orientations qui favorisent un développement continu et équilibré115. C’est vers cette perspective que nous inclinons en recommandant un développement qui intègre une économie humaine et solidaire.
Pour le Jean-Louis Lebret, le développement n’est pas une action statique. Elle est cette action qui se déploie de façon harmonieuse. Il le définit comme
‘« le faisceau dans une évolution coordonnée et harmonisée, des passages d’une phase moins humaine à une phase plus humaine ; en tant qu’état, il en est le fruit. Toutefois, cette action peut être plus ou moins intense ou plus ou moins molle selon le rythme de l’évolution obtenue ; plus ou moins intégrale, selon les couches des populations qui en bénéficient ; plus ou moins solidaire selon le degré de coopération entre populations ; plus ou moins authentique selon le contenu attribué au « moins humain » et au « plus humain.» 116 ’En recourant à la considération, qui accorde plus d’importance aux riches et moins de considération aux pauvres, il pense que la difficulté du monde contemporain se situe dans l’audience que tous les pays, riches et pauvres, accordent à la personne humaine : est « plus humain » celui qui a « plus d’avoir »117. L’activité de certains pays, surtout parmi les plus développés, est tournée vers le « toujours plus avoir » de leurs ressortissants et celles des pays en développement vers « l’avoir autant » que les pays développés, quelles que soient d’ailleurs les voies par lesquelles ces avoirs sont obtenus. Le danger auquel conduit cette considération matérialiste c’est la transformation du sens profond du développement. Celui-ci se réduit à l’acquisition des richesses, à la croissance, ou à l’expansion.
Pour que l’humanité jouisse des avancées de la science et de la connaissance humaine, il est nécessaire de mettre en place une doctrine du développement répondant aux besoins actuels réels de l’ensemble de la planète. Dans ses efforts de lutte contre la pauvreté, il lui faut mener une réflexion, afin que le développement serve à l’épanouissement de toute l’espèce humaine. Pour que le développement soit profitable à tous, il doit être « nécessairement éthique dans ses principes fondamentaux : « respect actif de toute personne humaine » et « vouloir du bien commun.»118 Seule une telle démarche permettra à chacun et à toute société d’accéder à plus d’avoir et au mieux être. Au delà des oppositions culturelles, religieuses ou idéologiques ; il n’y a que l’acceptation du principe éthique, c’est à dire, la prise de conscience de la responsabilité de chacun à l’égard de son frère, qui peut réunir les hommes et contribuer à la réduction des inégalités. De plus en plus, de voix s’élèvent pour dire que le développement ne peut avoir de sens que s’il intègre en son sein, plusieurs facteurs humains. Il est encourageant d’entendre cela, même parmi les économistes. L’attribution du Prix Nobel de la Paix 2006 à Muhammad Yunus119 est une reconnaissance implicite de la lutte menée par des milliers d’hommes pour l’égalité des droits entre les personnes de toutes les langues et de toutes les races. Une lutte dont le Père Lebret s’est fait l’apôtre, mais qui aujourd’hui donne encore l’impression d’être à ses débuts. C’est dans cette perspective que le Père Lebret écrit ce qui suit :
‘« le développement ne se réalise pas à une pure croissance économique, fut-elle cohérente, c’est ce qu’admettent de plus en plus les économistes. Tous les spécialistes sont maintenant d’accord que l’opération de développement est une opération complexe qui doit tenir compte de nombreux facteurs et antifacteurs, les uns physiques et géographiques, les autres économiques, les autres biologiques, certains psychologiques et sociologiques, certains politiques… » 120 ’Même si l’on présente un plan de redressement économique prometteur, il est imprudent de ne pas tenir compte des réalités humaines, au risque de neutraliser tous les avantages obtenus. Dans le processus du développement, le facteur humain doit constituer l’essentiel des préoccupations. La complexité du terrain a poussé les économistes à en tenir compte. Une préoccupation qui nécessite le concours de la pratique éducative contemporaine à l’instar de Paulo Freire qui préconise qu’une telle pratique se fonde sur « un effort critique de révélation de la réalité. Ce qui implique nécessairement un engagement. »121
P. CHENEAUX, « Humanisme intégral » 1936 Jacques Maritain, Paris, Cerf, 2006, p. 54.
C’est dans ce sens que la Grameen Bank du Bangladesh a commencé à distribuer des crédits aux personnes vulnérables à des taux insignifiants : « La Grameen Bank du Bangladesh fournit des petites sommes aux personnes les plus pauvres, en particulier à des femmes. Les seules cautions exigées sont morales : un groupe d’amis ou des voisins donnent garantie par leur présence, prenant le risque de n’avoir eux-mêmes aucun crédit si la personne cautionnée ne rembourse pas. Ce système est très efficace puisque plus de 700.000 personnes en bénéficient , assurant un taux de remboursement à 98 %. Les pauvres sont des bons payeurs. » J.-P. VIGIER, Finances et solidarités. Votre épargne pour le développement des pays du Sud et de l’Est, Paris, Ateliers du développement, 1991, p. 38.
P. DOMINICE et allii, Conscientisation et révolution : une conversation avec Paulo Freire, Document I, Genève, IDAC, 1973, p. 12.
Cf. J.-M. ALBERTINI, Les mécanismes du sous-développement, Paris, Editions ouvrières, 1967, p. 43.
Cf. J.-L. LEBRET, L’économie au service des hommes, op. cit., p. 206.
Idem, p. 203.
Pour cette raison, les évêques des Etats-Unis ont été clairs en invitant le gouvernement américain à s’intéresser plus aux conditions de vies des populations qu’à ses intérêts géostratégiques : « Ces dernières années, la politique américaine à l’égard du développement dans le tiers-monde a pris de plus en plus la forme d’une assistance sélective, au détriment des besoins humains essentiels et de la croissance économique. Ils semblent n’avoir de l’importance qu’en fonction des calculs géopolitiques plus vastes. Le résultat est que, les problèmes relatifs aux besoins humains et le développement économique passent après le débat politico-stratégique. Il faut s’opposer à cette tendance. »J.-Y. CALVEZ, Op. cit., p. 175.
Nous voulons faire allusion au phénomène culturel, environnemental, socio-anthropologique etc. Le développement ne peut faire l’économie de ces aspects. Sinon, au lieu d’améliorer les conditions de vies des populations, il servira à les rendre plus difficiles à travers des inégalités criantes. La solidarité est devenue la voie incontournable pour le développement, car le monde d’aujourd’hui doit être : « Un monde où chaque peuple accède à l’indépendance, mais où chacun dépend chaque jour davantage de l’autre. » P. FARINE, Une terre pour les hommes. Vaincre la faim par le développement, Paris, Centurion, 1965, p. 16.
Ibidem.
Cf. J.-L. LEBRET, Op. cit., p. 208.
Ibidem.
Economiste bangladais fondateur du mini-crédit. A travers la Grameen Bank, il a réussi à aider beaucoup de paysans de son pays à accéder au crédit avec des faibles taux de remboursement. Il a été le lauréat du Prix Nobel de la Paix en 2006. A travers ce prix, on voit une volonté d’encourager une économie à visage humain. Cf. « Le Prix Nobel de la Paix 2006 va à Monsieur Yunus et à une banque » in, Go now, du 13 Octobre 2006.
J.-L. LEBRET, Dynamique concrète du développement, Paris, Editions Ouvrières, 1961, p. 40.
P. FREIRE, « Education, Libération et Eglise » in, Parole et Société, N° 83, 1975,p. 521.