3.1. L’éducation interculturelle : une utopie ?

Au-delà de ces avantages incontestables qu’elle semble représenter pour l’avènement d’une société de justice, l’éducation interculturelle est un domaine qui implique directement la vie entre les hommes. Or, si les idées sont faciles à concevoir, la réalité n’est pas toujours facile à vivre. Cela ne veut pourtant pas dire que l’éducation interculturelle soit mauvaise en soi. Loin de là notre préoccupation. Plutôt, c’est l’application des principes qu’elle défend qui semble présenter d’énormes difficultés, compte tenu d’un environnement mondial dominé par la volonté des riches de toujours amasser pour eux, et tant pis pour les autres. Une société où l’autre est de plus en plus présenté comme le bouc émissaire de mes problèmes, surtout dans les pays dits développés. Notre monde est tellement penché vers l’hypocrisie, qu’il serait naïf de penser que des simples bonnes intentions suffisent à le restaurer. Mettant en garde la société contemporaine contre le culte de la différence, le théologien français Bruno Chenu mettait en exergue l’individualisme occidental à travers cette déclaration : « dans la logique sans doute de l’individualisme occidental triomphant, nous assistons aujourd’hui à une exaltation de la différence. Nous avons tellement vécu sous le signe de l’uniforme et de l’identique que le différent devient signe privilégié de la grâce. »179 Cette stigmatisation de la tendance individualiste qui caractérise le monde post-moderne ne doit pourtant pas inciter à baisser les bras. Ce n’est d’ailleurs pas le lot de la pédagogie de Paulo Freire, fondée sur l’engagement existentiel et la poursuite des défis à relever. Pour cela, même si les chose paraissent difficiles, on se demande s’il faudrait pas quand même se permettre parfois de se projeter dans l’avenir180. Ce qui est plus intéressant dans un rêve, est qu’il constitue quelque chose qu’on ne peut évoquer en se tenant à distance. Il implique l’homme dans son être intime et représente une sorte de lieu secret : « ce lieu propre que nous ne voudrions pas voir violé, ni totalement dévoilé. Il renvoie à l’espace même du corps, qui lui-même n’est pas sans rapport intime avec le fantasme de l’origine. Il consiste à se mouvoir dans un espace avant le temps»Rêver c’est déjà quelque chose, mais à un certain moment, il faut cesser de rêver pour se mettre dans l’action. La plupart des experts en éducation interculturelle n’hésitent pas à affirmer que « si nous formons aujourd’hui les enfants indigènes et ceux de la ville, quelque chose est ajouté dans le respect mutuel des différences et dans la capacité de dialoguer entre cultures différentes, alors, demain nous aurons une société globale dans laquelle chaque peuple sera respecté. »181 La formation des jeunes à la rencontre des cultures leur donne une prédisposition qui leur sera utile dans le processus de construction d’une société d’égalité. Cette forme d’éducation constitue donc un atout déterminant auprès de la pédagogie du développement dans le processus d’évolution vers un monde solidaire et fraternel.

Le problème est cependant lié au fait, que le discours sur l’éducation interculturelle manifeste tellement d’optimisme qu’il se confond facilement avec une utopie. Que ce soit de la part des experts ou celle des institutions spécialisées, la préoccupation semble rester la même. Mais lorsqu’on observe la réalité vécue par les cultures faibles, on se demande à quel moment prendra corps ce discours plein d’enthousiasme, malgré l’optimisme et l’humanisme qui le caractérise. Dans cette acception, l’utopie n’est pas à considérer au sens d’un rêve irréalisable, mais au sens d’un pro-jet d’avenir qui reste idéologique, au lieu de s’enraciner dans le quotidien des peuples. Reconnaissons entre temps, que c’est grâce à l’utopie que certains peuples ont pu relever certains défis de leur existence, car elle donne le courage de s’attaquer à l’idéologie dominante. Dans cette démarche, nous semblons corroborer à la vision que Louis Martin présente de l’utopie. Il la définit comme « une critique de l’idéologie dominante dans la mesure où elle est une reconstruction de la société présente, par un déplacement et une projection de ses structures dans un discours de fiction. Elle diffère du discours philosophique de l’idéologie, qui est l’expression totalisatrice de la réalité donnée et sa justification idéale. »182 Sans remettre en cause la définition proposée par Louis Martin, nous restons persuadés que l’utopie est un élément nécessaire dans un projet éducatif. D’ailleurs, la nouvelle philosophie de l’éducation pour le développement, que nous essayons de proposer pour l’Afrique, est en soi, une sorte d’utopie aussi. Pour cette raison, nous sommes d’accord avec Pablo Latapi, que « l’utopie est un élément constitutif, indispensable de tout projet éducatif. »183 Mais il y a certains éléments de l’utopie qui demeurent critiquables, notamment cette prétention irréaliste pour une transformation sociale immédiate. Sa vision de la société semble prétentieuse. Elle laisse de côté, dans la société interculturelle, la relation dominant/dominés, pour ne s’accrocher qu’à un seul aspect : celui de la transformation sociale à tout prix. Elle oublie le potentiel propre de toute personne en société, et de toute société qui englobe différents peuples et classes sociales, pour se cramponner sur l’apport d’un groupe, celui des dominés, dans l’établissement d’une société de justice. Or, pour bâtir une nation, on a besoin de l’énergie des uns et de l’expérience des autres. Il est donc légitime de se poser la question de savoir quel est l’avenir possible des relations interculturelles asymétriques dans les tendances économiques et politiques actuelles ? Y’a-t-il un intérêt pour l’Afrique, de s’approprier une telle philosophie éducative, d’autant plus, que malgré les discours officiels, les inégalités sociales liées à la différence culturelle sont monnaies courantes, que ce soit en Afrique comme en Occident.

Notes
179.

B. CHENU, La brûlure d’une absence. La foi chrétienne au quotidien, Paris, Centurion, 1994, p. 88.

180.

J.-B. PONTALIS, « La pénétration du rêve » in, Nouvelle revue de psychanalyse, N° 5, printemps 1972, p. 263.

181.

Dans la même logique les nouvelles sociétés métissées, dont rêvent les partisans de l’éducation interculturelle, connaîtront le règne de la tolérance des différentes particularités des uns et des autres, et tous devraient dialoguer dans un univers d’harmonie et d’égalité respectueux des droits humains. Ce sont toutes les sociétés qui doivent accepter, sans discrimination aucune, toutes les autres dans leurs diversités. J. GASCHE, « La motivation politique de l’éducation interculturelle indigène » in, Pédagogie et pédagogues du sud, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 115.

182.

L. MARTIN, Utopiques : jeux d’espaces, Paris, Editions de Minuit, 1973, p. 249.

183.

P. LATAPI, « Las fronteras del hombre y la investigacion educativa » in, Iv congreso Nacional de Investigacion Educativa. Conferencias magistrales, Mexico, Consejo Mexicano de Investigacion Educativa, pp. 13-23.