3.1.1. Les inégalités dans les responsabilités

Une analyse de la convention de l’Organisation Internationale du Travail sur l’humanisation de l’homme dans le travail et par le travail, montre que le problème de la discrimination n’est pas clairement abordé. S’appuyant sur le concept de bonne foi, la convention exige, que les consultations avec les dominés tiennent compte des circonstances particulières : « les consultations avec les peuples indigènes qui se réalisent dans l’application de la convention doivent s’effectuer de bonne foi et de manière appropriée aux circonstances. »184 Dans le langage juridique, notamment en droit du travail, ces paroles veulent dire qu’une constitution formelle, dans les discours habituels n’est pas suffisante. Le dialogue entre ceux qui proposent le travail et ceux qui doivent travailler doit se déployer dans la bonne foi. Ce dialogue doit aussi être adapté aux circonstances discursives, c’est-à-dire, aux conditions subjectives de l’intercompréhension de la société locale concernée. Avec ces dispositions, la convention de l’Organisation Internationale du Travail veut se donner les moyens de surmonter la situation d’injustice actuelle, donner aux dominés, des outils pour qu’ils puissent défendre et affirmer leurs droits face aux autres. Le succès de ce processus ne dépendra alors que d’une dynamique politique qui permet ou non, aux peuples dominés de conquérir185 et de faire valoir leurs droits, par tous et à tous les niveaux, quelles que soient les oppositions à rencontrer. Dans cette perspective, le dialogue restera ouvert, malgré le fait qu’à certains moments, suite à la puissance financière des grandes firmes, les résultats sont souvent assurés d’avance.

Ce qui complique la situation aujourd’hui, c’est le fait que les oppresseurs se sont vêtus des peaux d’agneaux, pour paraître plus sûrs aux yeux du monde. Les dominants se présentent comme les plus capables de défendre de façon loyale les droits des faibles. Le cas de l’Organisation Mondiale du Commerce reste l’un des plus symptomatiques. En observant l’énergie déployée par l’Occident pour « défendre » les pays pauvres, il est impossible de s’imaginer que ce sont ces mêmes pays riches qui imposent les lois inhumaines contre les pays qu’ils font semblant de « défendre ». A cet effet, personne ne peut savoir avec précision aujourd’hui, quel est le moyen le plus efficace pour permettre aux peuples dominés d’accéder à leurs droits. L’attitude du président Abdoulaye Wade du Sénégal au sommet Afrique-Union Européenne de Lisbonne reste révélatrice d’un malaise qui prendra encore du temps pour être dissipé186. Il devient aussi difficile de s’éloigner de la logique soutenue par ,Paulo Freire qui revient toujours sur les termes de « défense » ou encore et surtout, à celui de « lutte » pour accéder à la liberté et à l’égalité. Dès lors, la question est la suivante : dans cette perspective, l’éducation ne doit-elle pas préparer les jeunes à devenir des adultes qui soient capables d’assumer la défense et la lutte ? L’éducation a-t-elle vraiment le droit de former une génération qui se bornera à dialoguer indéfiniment ? Une parole sans action conséquente aura-t-elle les effets nécessaires, pour pousser l’Etat à reconnaître et à faire valoir, pleinement et dans les faits, tous les droits stipulés par la convention internationale de l’Organisation Internationale du Travail ? Le réalisme existentiel et l’expérience historique nous permettent de douter de l’existence réelle d’une volonté internationale de rendre équitables les rapports entre les sociétés de cultures différentes. Le G8 n’est pas prêt à changer aujourd’hui. Et la réforme du conseil de sécurité tant attendue, pour permettre de prendre en compte les évolutions socio-politiques récentes et le point de vue des nouveaux pays émergeants attendra aussi. Tout ce contexte international impose un engagement pédagogique en Afrique, pour la promotion d’une élite capable de défendre réellement le droit de tous au bien être.

En vue de dénoncer le cynisme d’une solidarité imposée, et dont la politique internationale de la globalisation constitue le fer de lance, l’économiste américain Joseph Stiglitz a fait cette déclaration, au sujet de l’aide apportée par les pays riches aux pays en développement : « on prétend aider les pays en développement alors qu’on les force à ouvrir leurs marchés aux produits des pays industriels avancés, qui eux-mêmes continuent à protéger leurs marchés. Ces politiques sont de nature à rendre les riches encore plus riches, et les pauvres encore plus pauvres et plus furieux. »187 Ces paroles sont en nette contradiction avec l’utopie angélique du monde égalitaire, juste, respectueux et tolérant que prêchent les décideurs. Est-il suffisant d’enseigner à la génération future le respect, la tolérance et le dialogue entre parties inégales, lorsque l’un des pays le plus puissant de la planète avec son pouvoir dominant, refuse de s’associer aux initiatives solidaires du monde globalisé, initiatives qui prévoient, l’amélioration des conditions environnementales et atmosphériques qui affectent tous les pays ? Comment un pays comme les Etats-Unis d’Amérique qui se proclame champion dans la défense des Droits de l’homme, et qui en impose aux autres la pratique, peut-il créer la zizanie, en refusant d’interdire l’usage de mines anti-personnelles au plan international ? Ces exemples montrent la face réelle de la domination internationale dont la mondialisation est porteuse. Il n’est plus permis de rester dans la naïveté consistant à penser, qu’au sein des Etats et, entre les personnes, l’usage excessif du pouvoir économique, financier et politique ne signifie pas l’usage du « pouvoir pour le pouvoir »188.

Ces situations montrent que la tendance à accentuer et à augmenter l’usage du pouvoir, quand l’occasion se présente, existe même chez des personnes qui sont nées dans des sociétés où l’égalité et la solidarité sont considérées comme des vertus, tel est le cas en Afrique. Toutefois, il est difficile de comprendre qu’au plan international, ce sont les pays démocratiques qui offrent des contre-exemples au niveau politique, social, économique et même religieux. Ceci fait partie de cette inégalité criante qui est monnaie courante aujourd’hui dans les droits et dans les opportunités que la convention de l’Organisation Internationale du Travail propose de corriger. Jean de La Fontaine n’avait-il pas raison de dire que « la raison du plus fort est toujours la meilleurs ? » Admettons, la solidarité est une forme d’humanisme. C’est incontestable. Mais cet humanisme doit être ressenti par l’homme d’aujourd’hui. Ce qui signifie qu’il ne s’agit pas de se référer sans cesse aux valeurs anciennes, mais il s’agit avant tout de traduire ces bonnes intentions dans l’action concrète189. A vrai dire, c’est l’action qui donne son sens aux œuvres conduites par l’esprit. Mais en faisant un petit tour dans la politique de la responsabilisation au sein des organisations internationales, on découvre que le chemin à parcourir reste encore long, les chances d’accès aux postes de responsabilités étant jusqu’à présent, liées à la puissance financière du pays d’origine du candidat190. Paulo Freire l’avait bien vu, les riches ont une conception strictement matérialiste de l’existence. Pyrrhon le cynique déclarait avec arrogance, que « l’homme est la mesure de toute chose. » Les capitalistes, confiants dans leurs finances estiment à leur tour que : « l’argent est la mesure de toute chose »191, sans tenir compte des inégalités issues d’une recherche effrénée du gain à tout prix.

Notes
184.

Article 6 de la convention de l’Organisation Internationale du Travail. Cité par J. GASCHE, Op. cit., p. 116.

185.

Le mot conquérir ne nous paraît pas très fort au regard de la situation de blocage de dialogue qu’imposent les gouvernements. Ceci est valable face à la responsabilisation des peuples autochtones comme pour les partis d’opposition, même institutionnels des pays d’Afrique. D’ailleurs nous restons dans la logique de la pédagogie du développement qui est une sorte de lutte pour la conquête de la liberté volée.

186.

Au cours de ce sommet, un débat avait été organisé sur le commerce équitable. Les pays d’Afrique défendaient les droits de voir les européens baisser les droits de douanes pour leurs produits qui sont moins compétitifs que ceux en provenance de l’Union Européenne. Mais les autorités de l’Union Européenne opposaient une fin de non-recevoir à cette requête africaine. Là où les choses se sont le plus compliquées, c’est lorsque le président Abdoulaye Wade du Sénégal s’est rendu compte, que les Européens défendent la libre circulation des marchandises, mais ne veulent pas la libre circulation des personnes. Pour montrer sa désapprobation d’une telle inhumanité, il dut quitter le sommet quelques jours avant la fin, prétextant qu’il avait à faire à Dakar.

187.

J. STGLITZ, El malestar en la globalizacion, Madrid, Taurus, 2002. Traduit de l’espagnol par A. AKKARI, Op. cit., p. 22.

188.

Cette expression que nous empruntons à Gasché Jürg signifie le potentiel égoïste du pouvoir, dans la domination du privilégié sur celui qui ne l’est pas. C’est pourquoi, elle peut être considérée comme angélique, la prétention utopique qui envisage d’anticiper une société idéale à l’école, pensant qu’ensuite les élèves la réaliseront dans le monde. Reconnaissons qu’il y a des sociétés qui parviennent à limiter le « pouvoir pour le pouvoir », le potentiel égoïste du pouvoir, la domination au sein de leur milieu. C’est dans ce sens qu’il nous est possible d’affirmer que beaucoup de sociétés indigènes actuelles sont égalitaires. En leur sein, elles offrent peu d’opportunités pour un exercice égoïste du pouvoir, c’est-à-dire, pour qu’une personne en domine d’autres. Mais ceci se limite au niveau des communautés locales, car au niveau de l’Etat, la gestion absolu du pouvoir politique est incontestable dans la plupart des pays africains. Cf. J. GASCHE, Op. cit., p. 118.

189.

R. CHAPPUIS, La solidarité. L’éthique des relations humaines, Paris, PUF, 1999, p. 13.

190.

Pour accéder à un poste de responsabilité dans une organisation onusienne, il faut être ressortissant d’un pays donateur. Le seul fait d’avoir les capacités requises n’est pas suffisant. C’est le cas de l’Unesco, de l’Unicef, du Pnud et de beaucoup d’autres organismes de ce genre.

191.

P. FREIRE, Op. cit., p. 37.