3.1.2. L’impossible accès aux postes des décisions

A la lecture de la convention de l’Organisation Internationale du Travail, on se rend également compte que cette convention ne fait même pas allusion au concept de « domination ». Ce fait constitue l’un des facteurs qui prête à confusion, voire à des contradictions et peut justifier, la légitimité de sa contestation. Si la domination est l’usage égoïste du pouvoir face aux autres qui n’en disposent pas, il reste aussi vrai, que la justice, le respect et la tolérance ne peuvent être obtenus par des simples discours et points de presses pleines de bonnes intentions. Nous devons, à travers la pédagogie du développement, nous rendre capables et faire tout, pour rendre capables les apprenants, de façon à leur donner les moyens de contrôler le « pouvoir du pouvoir », c’est-à-dire, le pouvoir dominant192. Cette attitude critique à l’égard du monde de la domination n’est pas a confondre avec une volonté utopique de changer le monde par la seule vertu de l’éducation au développement. C’est juste une observation que nous faisons, pour voir dans quelle mesure peut-il être possible d’envisager un monde où la solidarité pourrait aussi avoir une place. Cela va dans le sens de la préoccupation qui est la nôtre : voir émerger en Afrique, une société respectueuse des droits des citoyens. Or, pour que les pays africains puissent respirer, il est nécessaire que le climat soit aussi détendu au plan international. Par cette prise de position, nous voulons aussi montrer qu’il y a encore à nos jours, des pratiques injustes et injustifiées qui sont monnaie courante dans un monde qui se dit démocratique.

Nous devons garder présent à l’esprit, une alternative positive qui doit remplacer un jour, les rapports de domination par un autre type de relation. Celui-ci sera proche de la relation « libération/démocratie ». Le fait de contrôler auquel nous avons fait allusion plus haut, va au-delà de la simple opposition de la population au pouvoir de domination et d’exploitation. Il s’agit, d’incarner dans les faits, « la vision positive de la justice et de l’égalité, du droit et des obligations, et ceci dans un contexte de domination où le respect de la justice existe réellement, mais où ce respect est perverti dans la pratique et dans son application. »193 Il n’est pas rare de voir des caciques dominateurs, parler de manière aimable aux dominés, en se montrant même bien respectueux dans leur discours, mais hors de tout contexte de dialogue. Pourtant, c’est lorsqu’ils prennent des mesures concrètes « en faveur des pauvres » dans leurs bureau climatisés, qu’au lieu d’appliquer ce qu’ils déclarent dans leurs divers discours, ils saisissent l’occasion pour répondre à leurs intérêts égoïstes, sans aucun respect pour les droits de leurs interlocuteurs. A vrai dire, le respect semble être présent dans les discours des dominants. Mais dans la pratique, la domination s’exerce de fait. Dans le cas de la lutte sociale des masses populaires comme dans celui de l’opposition démocratique, la conduite libération/démocratie ne doit pas seulement être un vœu pieux. Cette conduite doit se traduire dans les faits, car elle représente une action contraire entre deux forces. La conduite libératrice se définit comme :

‘« une résistance quand on s’oppose, et une action, un fait à promouvoir, quand on incarne comme sujet social sa vision de la justice. L’Etat ne rend pas souvent effectif le jugement en notre faveur. Devons-nous alors continuer infatigablement à demander aux autorités d’intervenir pour exécuter le jugement, quand celles-ci agissent avec une mauvaise foi évidente, ou ont été corrompues par la partie adverse économiquement plus puissante ? Ou devons-nous recourir à nos propres forces pour appliquer le jugement qui nous est favorable ? » 194

Quand l’Etat est corrompu et qu’il n’offre pas l’occasion de dialogue, le peuple a le devoir de s’assumer en prenant en main son destin, à travers une démocratie active et participative. Jacques Maritain revient longuement sur l’attitude qui doit être celle de la population opprimée face à un pouvoir qui ignore sa responsabilité sociale. Il pense qu’à partir du moment où le pouvoir abandonne le respect des libertés pour se lancer dans une pratique anticitoyenne, le peuple a le droit de lui opposer une résistance en toute légitimité. Reconnaissant que la tyrannie appelle à la résistance, il soutient que des citoyens peuvent, si la situation les y contraints, « avoir le devoir, agissant non comme personnes privées, mais comme mandatées, au moins tacitement, par le peuple, d’employer soit la résistance passive, soit la force et la résistance à main armée contre les agressions d’un gouvernement légitime devenu tyrannique et même parfois de destituer celui-ci. »195 Il est du devoir des enseignants de rappeler aux apprenants que la justice n’est pas une affaire qui se limite aux simples décisions des juges dans les tribunaux. Rendre justice est une lourde responsabilité qui signifie : s’engager pour la cause des plus faibles, afin de les restaurer dans leur dignité. Pablo Latapi le souligne, en affirmant qu’ « appliquer dans les faits, la décision judiciaire exige l’action, celle des autorités compétentes, ou la nôtre en cas d’autorités corrompues : c’est pourquoi nous incarnerons une démocratie active. »196 Ces propos rejoignent la philosophie principale de la pédagogie du développement. Lutter pour la justice et le droit des plus faibles est un devoir, et plus qu’un devoir : c’est une mission. Cette prise de position affichée pour la justice n’exclut pas l’exigence pédagogique qui veut que chaque domaine de formation puisse avoir ses principes et ses exigences. Pour se mettre au service des plus faibles et devenir utile pour leur promotion, la pédagogie du développement a le devoir de se conformer à certaines règles et exigences.

Le 10 décembre 1948, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait à l’unanimité à Paris le texte de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme197. Un des paragraphes de ce texte stipule que « toute personne a droit à l’éducation. »198 Avant d’être proclamé par les assemblées internationales, ce droit existait de façon implicite dans la pratique éducative des sociétés africaines traditionnelles. Contrairement à cet idéal proclamé il y a de cela plus d’un demi siècle, la situation n’a pas beaucoup évolué : plusieurs citoyens d’Afrique, particulièrement les enfants, sont encore analphabètes et la question éducative reste confrontée aux multiples problèmes liés au sous-développement rendue quelque peu endémique par la mauvaise gouvernance. Or, toute personne a droit à l’éducation. En tout cas, « On ne saurait nier que toute personne est censée devoir et pouvoir profiter d’une éducation et d’une culture poussées, et ce, dans les conditions les plus avantageuses. »199 C’est d’ailleurs pourquoi, le point central de notre démarche concerne la relation entre l’éducation et le développement. Plus loin, nous essaierons de définir la tâche de l’éducation dans la bataille du développement en Afrique. Nous pouvons alors préciser le rôle qui semble révolu à la formation des enseignants en Afrique, d’autant plus qu’ils sont les premiers acteurs de l’éducation ; bien que les éduqués en soient les principaux artisans et que les parents aient leur rôle à jouer pour que la tâche d’éducation ne soit pas seulement l’affaire des seuls enseignants, comme c’est le cas dans l’éducation traditionnelle africaine où la participation des apprenants à leur initiation à la vie sociale se trouve au centre du processus.

Notes
192.

Le verbe contrôler signifie ici une conduite qui manifeste la cohérence entre les actes et les paroles. Ces actes doivent être en mesure de s’opposer aux actes politiques, économiques, sociaux, intellectuels et religieux qui reproduisent la relation de domination dans les situations vécues réellement. Contrôler signifie donc : s’opposer, rejeter, ne pas entrer dans le jeu des automatismes de conduite qui réitèrent quotidiennement les relations de dominants/dominés. Idem, p. 119.

193.

Ibidem.

194.

P. LATAPI, Op. cit., p. 59.

195.

J. MARITAIN, Du régime temporel et de la liberté, op. cit., p. 179.

196.

P. LATAPI, Op. cit., p. 64.

197.

Au sujet des Droits de l’homme effectivement, Jacques Maritain a joué un rôle de premier plan. Pour lui, en dépit des divergences spéculatives entre les esprits, les hommes doivent parvenir à s’entendre lorsqu’ils se trouvent en face de certaines tâches pratiques. Dans son discours prononcé à l’Unesco en 1947, il avait déjà annoncé les couleurs en plaidant de façon ouverte pour les Droits de l’homme. Sans ambages, il justifiait son attachement aux Droits de l’homme travers les propos suivants : « je suis bien persuadé que ma manière de justifier la croyance en les Droits de l’homme et l’idéal de liberté, d’égalité, de fraternité est la seule qui soit solidement fondée en vérité. Cela ne m’empêche pas d’être d’accord sur ces convictions pratiques avec ceux qui sont persuadés que leur manière à eux de les justifier, toute différente de la mienne ou opposée à la mienne dans son dynamisme théorique, est pareillement la seule qui soit fondée en vérité. » Dans ce discours que beaucoup qualifient d’historique, Jacques Maritain posait les jalons de la future Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et des Peuples. Ch. BRUNOLD, Lectures sur les problèmes de la pensée contemporaine, Paris, Belin, 1970, p. 497.

198.

Cette déclaration qui constitue la référence principale de tous ceux qui sont en situation de recherche du bien être stipule au chapitre 26 que l’éducation est l’un des éléments fondamentaux de la vie humaine et qu’elle constitue l’un des droits fondamentaux de la personne humaine. « 1. Toute personne a droit à l'éducation. L'éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l'enseignement élémentaire et fondamental. L'enseignement élémentaire est obligatoire. L'enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l'accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite. 2. L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix. 3. Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d'éducation à donner à leurs enfants. » Même si cette déclaration a été adoptée à l’unanimité par les 58 Etats qui étaient membres de l’Organisation des Nations Unies en 1948, elle demeure l’œuvre de deux auteurs. J.-P. HUMPHREY et R. CASSIN, Déclaration universelle des droits de l’homme, Paris, Palais de Chaillot, 1948.

199.

E. MOUTSOUPOULOS, « Une valeur permanente : l’éducation » in, Recherches philosophiques, N° 1, 2006, p. 101.