3.2. L’éducation traditionnelle en Afrique

Entrons d’abord, en compagnie de nombreux éducateurs de l’Afrique d’aujourd’hui, au cœur des systèmes sociaux traditionnels. Nous y découvrons qu’aucun jeune ne pouvait accéder à la communauté des adultes sans avoir subi les épreuves de l’initiation. De tout temps, en Afrique, il a toujours été considéré comme un devoir sacré envers la communauté, le fait d’introduire les générations montantes au mystère de la vie. C’est ce qu’on appelle : l’initiation 200 . Cette initiation traditionnelle consiste à préparer les jeunes aux activités de la vie quotidienne et aussi, très vite, à leur faire connaître les éléments fondamentaux du clan. C’est cette pratique qui permettait et qui permet encore aujourd’hui, d’intégrer le jeune dans son milieu physique et humain en lui procurant des connaissances dans des domaines variés. Celui-ci est d’abord introduit à la sagesse gestuelle. On lui apprend à danser les semailles, les récoltes, la chasse, la pêche… puis, lorsque son esprit est considéré comme ouvert, on prend le temps de lui expliquer le sens des gestes et des danses avec lesquels son être physique et social est déjà familiarisé. Ensuite vient l’heure de la sagesse traduite dans les proverbes, et des légendes narrées souvent le soir autour du feu, sous un ciel étoilé, dans le silence d’une nuit naissante. Les parents et les aînés ont la responsabilité d’initier le jeune à la science botanique, à la biologie et surtout à l’usage des plantes médicinales. Tout jeune doit avoir la connaissance des ruisseaux, de la brousse et des limites des forêts qui appartiennent au clan.

Par la géographie, le jeune devra faire connaître les montagnes et les collines d’où sont originaires ses parents et ses ancêtres. L’histoire des ancêtres est aussi très importante car, elle permet de s’informer sur les grandes migrations et les conquêtes. L’histoire actuelle est aussi apprise pour des raisons parfois économiques et sociales. Cette transmission explique pourquoi certains peuples ont toujours été en guerre tandis que d’autres ont toujours mené une existence pacifique : depuis leurs ancêtres, c’est l’un des deux courants d’idées qui prédomine sur l’autre. Ceci permet de comprendre quels sont, parmi les membres du clan, les dépositaires du pouvoir ancestral, quels sont leurs pouvoirs et quels sont les devoirs de chacun vis-à-vis des autorités. On enseigne au jeune les subtiles distinctions juridiques entre personnes et communautés, les règles compliquées qui aboutissent à l’attribution des noms aux enfants201. Le nom en Afrique, n’est pas un vocable tiré au hasard d’un calendrier, suivant une résonance harmonieuse, mais il est savamment choisi d’après la liste des ancêtres, qui traduit généralement tout un programme de vie202 Les enfants sont instruits de la présence des ancêtres dans les villages. Ils savent que les morts vivent au milieu d’eux et qu’ils sont des vivants d’une autre sorte. Ils restent dans le clan tant qu’il existe des personnes qu’ils ont connues et interviennent en cas de situations incompréhensibles dans les relations entre le clan et la nature. Etroitement mêlés à la vie des hommes, les morts, invisibles et insaisissables, sont considérés comme la cause de tout ce qui arrive ou peut arriver. C’est pourquoi, il faut leur rendre hommage par des chants qui exaltent leurs actions et par des offrandes, car une satisfaction doit être donnée aux défunts, dont on aurait sinon, tout à craindre.

Dès son jeune âge, l’enfant est introduit dans le mystère de la vie. Le premier devoir des aînés est d’apprendre aux plus jeunes le sens profond du mot vivre. Lucien Lévy-Bruhl203 suggère, dans une magistrale étude sur la mentalité des peuples qu’il appelle « primitifs », le sens que ceux-ci donnent à la vie. Selon lui, la vie consiste à « être engagé actuellement dans un réseau complexe de participation mystique avec les autres membres, vivants et morts de son groupe social, avec les groupes animaux et végétaux nés du même sol, avec la terre même, avec les puissances occultes protectrices de cet ensemble, et des ensembles plus particuliers auxquels l’individu appartient plus spécialement. »204 Pour expliquer le sens de la mort aux plus jeunes, une sagesse africaine ancienne raconte, que lorsque pour la première fois la mort frappa les êtres humains, ceux-ci épouvantés, envoyèrent des messagers auprès de Dieu pour lui dire : « arrête ce fléau. Seigneur Dieu ! Pourquoi faut-il que la mort nous dévore nous les vivants ? Alors Dieu regarda fixement les messagers des hommes et leur dit : allez, racontez à vos frères et qu’à leur tour ils redisent à leurs enfants que, sans la mort, la vie ne serait plus la vie. »205 Un mythe africain raconte qu’après la désobéissance du premier être crée, Dieu voulut l’anéantir. Mais il se ravisa et déclara : « Si j’anéantis l’homme, la vie est abolie sur la terre. Alors, il fit une hutte et enferma l’homme, créa la femme et dit : maintenant l’homme pourra mourir, la vie continuera sur la terre. »206 L’affrontement existentiel permanent, voilà l’une des révélations qu’offre l’éducation traditionnelle africaine à la génération montante. Elle lui rappelait que la vocation de l’homme consiste dans une lutte permanente pour assurer toujours le triomphe de la vie sur la mort. Au sortir de l’adolescence, les jeunes séparés de leurs familles sont formés à l’école de la persévérance. C’est le temps des grandes initiations, des mois d’épreuves morales et physiques, de formation d’esprit et de caractère. Ils en sortent connaisseurs et dépositaires des rites et secrets de la famille. Ils ont surtout la responsabilité devant chaque membre de la famille et peuvent désormais se rapprocher du groupe des aînés. Pendant les grandes initiations, le jeune apprend et intériorise la loi du travail. Il découvre que l’homme, par son labeur, est capable de construire son propre destin et de refaire à travers sa propre vie, toute l’histoire du monde et ainsi collaborer à la préservation de la création, chère aux discours écologistes de notre temps.

Notes
200.

Dans plusieurs traditions africaines, il existe ce moment où les jeunes sont conduits dans un endroit isolé pour apprendre les vertus et la sagesse de leur culture. Avec la venue de la modernité, cette pratique est en train de disparaître. Surtout, depuis que l’ensemble des enseignements est transmis à travers les ouvrages, beaucoup ne sentent plus le besoin d’aller se faire mutiler en brousse. Il y a cependant d’autres cultures qui gardent jalousement ce moyens de conservation de leur sagesse, comme les Massaï du Kenya. Pour eux, « Les rites de la naissance et de l’enfance introduisent l’enfant dans la communauté, mais ce n’est là qu’une introduction : l’enfant est passif et il lui faut parcourir un long chemin. Il doit sortir de l’enfance et entrer dans l’âge adulte physiquement, socialement et religieusement ; de membre passif, il va se muer en membre actif de la communauté. L’initiation des jeunes gens est l’un des moments-clés dans le rythme de l’existence individuelle, qui est également le rythme de la communauté dont l’individu fait partie. »J. MBITI, Religions et philosophie africaines, Yaoundé, Clé, 1972, p. 131.

201.

Pour madame Nicole de Diesbach, l’éducation traditionnelle a ses méthodes et ses pratiques qui doivent être prises en compte pour l’amélioration de la qualité de l’éducation moderne. Revenant sur le point de vue défendu par J. PALACIOS, la question scolaire. Critiques et alternatives, Mexico, Laia, 1984, p. 18 ; sur l’éducation traditionnelle, elle soutien que : « le système éducatif traditionnel est dirigé par la méthode et par l’ordre et par les règles établies à l’avance, qu’il faut suivre au pied de la lettre. » N. de DIESBACH, Op.cit., p. 19.

202.

Pour le philosophe ougandais John Mbiti, le nom rappelle les circonstances de la naissance et le souci de la famille de voir leur enfant échapper aux menaces de mauvais esprits. « Presque tous les noms africains ont une signification. L’attribution d’un nom aux enfants est donc un événement important que de nombreuses sociétés marquent par des cérémonies. Certains noms rappellent les circonstances qui ont marqué le moment de la naissance .Si par exemple l’accouchement a eu lieu au moment des pluies, l’enfant se nommera « pluie » ou « pluvieux »… Certains noms décrivent la personnalité de l’individu, ou son caractère ou un événement particulier de sa vie. » J. MBITI, Op. cit., p. 128.

203.

Philosophe et anthropologue français, né à Paris (1857-1939). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages traitant de la morale sociologique. Plus tard, il s’est fondamentalement consacré à l’étude de peuples indigènes. Son ouvrage de référence dans ce domaine a pour titre : La mentalité primitive, publié en 1922.

204.

L. LEVY-BRUHL, La mentalité primitive, Paris, PUF, 1922, p. 50.

205.

M. EKWA, « Pour une éducation authentique »in, Liberté des jeunes églises. Rapports, échanges et carrefours de la XVIII è de missiologie de Louvain, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, p. 172.

206.

Ibidem.