1.1. L'éducation chez Jacques Maritain

Pour Jacques Maritain la tâche principale de l'éducation est de former l'homme pour qu’il participe à la vie de la cité. Avant tout, éduquer veut dire, conduire l'homme à devenir un homme. Il ne va pas de soi que l'homme se réalise pleinement en tant que personne humaine, d’autant plus que « rien n'est plus important pour chacun de nous, mais rien n'est plus difficile que de devenir un homme. »268 Aller vers cet accomplissement, que l'on peut considérer comme le plus haut degré de l'éducation, demande de se former soi-même par un processus dynamique et créateur. L'homme est ainsi capable de faire de sa vie une oeuvre. Dans ce sens, il perçoit l'éducation comme un art. Mais la formation de l'être par lui-même dépasse la sphère non moins importante de l'esthétique. L'art dont il est question ici est avant tout éthique, c'est « un art moral, ou plutôt une sagesse pratique en laquelle un art déterminé est incorporé. »269 De plus, la formation de la personne humaine ne se réduit pas seulement à la sphère individuelle et ne voudrait pas s'enfermer dans les limites du moi. Elle est au contraire ouverture, dans la mesure où ce développement singulier nécessite d'être reconnu et guidé par l'attention « aidante » d'une autre personne à qui est confiée la charge et le rôle d'éduquer dans la société. Et aussi parce que cette poussée dynamique vers l'accomplissement humain s'enracine dans un « élan vital », en reprenant la fameuse formule de Bergson, qui se trouve potentiellement en chacun de nous, mais qui n'appartient fondamentalement à personne. Effectivement, c'est cette vitalité interne qui est l'agent déterminant dans l'œuvre de l'éducation. En cela, Jacques Maritain est proche des conceptions platoniciennes de la connaissance, où comme il le résume : « tout l'apprendre est dans celui qui apprend, non dans celui qui enseigne. »270 Selon la théorie de la réminiscence exposée dans le Phédon, apprendre consiste essentiellement à se ressouvenir d'une connaissance « déjà toute faite » inscrite au fond de l'âme de celui qui apprend. Mais il y ajoute un bémol qu’il vaudrait la peine d’interroger, car cela n'empêche pas la nécessité, de la part de l'élève, d'une activité personnelle pour développer cette connaissance en germe, et de la part du maître, la possibilité d'avoir une action sur elle, ne serait-ce que pour favoriser sa croissance. Cependant, le véritable moteur de l'éducation échappe à la fois à l’enseignant et à l'apprenant et réside tout entier dans ce qu'il appelle « le principe vital intérieur ». Les deux figures de la relation pédagogique, même s'ils peuvent avoir un rôle actif et efficace, deviennent secondaires par rapport cette force première.

Ce présupposé implique de nouvelles attitudes éducatives. L’enseignant n'est pas celui qui dirige et contrôle les opérations, mais seulement un auxiliaire ‘synergoi’ d'un processus « naturel » qui ne lui appartient en rien. Jacques Maritain compare l'éducateur au médecin qui prend soin d'une personne malade en s'appuyant sur les ressources vitales de son organisme et en aidant par différents moyens la nature à opérer par elle-même. Cela constitue une dimension cachée de l'identité présente à l'intérieur de chacun de nous, que l'enseignant doit respecter par dessus tout. Le rôle de l'enseignant est en premier lieu, de la reconnaître et de l'aimer comme quelque chose de sacré, et qu'aucune technique ne saurait atteindre. Cette attention particulière n’est pas un monopole du Christianisme, mais elle peut se retrouver dans différentes sagesses du monde. Toutefois, dans la tradition chrétienne à laquelle se réfère explicitement Jacques Maritain, c'est seulement à Dieu qu'il faut attribuer les résultats des actions humaines. Comme le déclare l’apôtre Paul : « Celui qui plante n'est rien, celui qui arrose n'est rien. Seul est quelque chose celui qui fait croître. »271 En d'autres termes, celui qui enseigne ou celui qui apprend ne peuvent accomplir quelque chose qu'en s'en remettant à cette force inconnue et inconnaissable. L'enseignant ne cherche pas à changer l'apprenant par une série d'actions contrôlées, volontaires pour aboutir un résultat prédéterminé, mais plutôt à laisser agir cette force énergétique vitale, sans commencement et sans fin, seule capable de transformer l'être à partir de l'intérieur. Dans ces deux exemples, appartenant à des horizons culturels fondamentalement différents, « éduquer consiste à accompagner le sujet vers une autonomie d'existence où il trouvera les moyens d'accomplir cette prise en compte de son élan vital. »272 Dans cette définition de l'éducation, nous sommes en présence d'un dépassement de la dimension individuelle, que l'on nomme ce dépassement par le terme bergsonien « d'élan vital », par le vocable chrétien de « grâce divine » ou par la notion chinoise de « Qi » ou enfin chez Jacques Maritain par le concept de « principe vital intérieur ». Une telle approche nous donne de nous placer en présence d'une transformation du sujet. Pour défendre cette conception de l'éducation Jacques Maritain s'oppose radicalement à la vision instrumentale et technicienne de l'éducation qui ne cesse de s'accélérer dans la société contemporaine. D’où la question de savoir ce qu’on entend par dispositions de l’apprenant.

Notes
268.

J. MARITAIN, L’éducation à la croisée des chemins, Paris, PUF, 1947, p. 16.

269.

Idem, p. 17.

270.

Idem, p. 57.

271.

I Corinthiens 3, 7.

272.

R. BARBIER, Education et sagesse. La quête de sens, Paris, 2001, p. 40.