C'est là que gît la force première qui meut les activités intellectuelles des apprentissages quels qu'ils soient. La connaissance, sans être acquise comme un objet déjà-là, est présente « naturellement » en chacun de nous comme une puissance, et qu'il suffit en quelque sorte d'activer. Jacques Maritain donne l'exemple de Pascal retrouvant, sans le secours d'aucun enseignant, et seulement en faisant appel à ses ressources propres, les trente deux propositions du premier livre d'Euclide. De plus, c'est aussi par l'esprit qu'il est possible d'agir sur soi et de créer de nouvelles dispositions. Par une forme subtile d'entraînement, il devient alors possible d'accéder à l'accomplissement de la nature humaine qui est le but essentiel de l'éducation. Mais pour cela il faut une discipline. Bien que la connaissance soit enracinée dans la nature de l'esprit, tout un travail de soi sur soi est nécessaire pour avancer dans ce sens : « tout l'art consiste à instruire, inspirer, discipliner et émonder, à enseigner et éclairer de telle sorte que dans l'intimité des activités de l'homme, le poids des tendances égoïstes diminue, et que grandisse au contraire celui des aspirations propres à la personnalité. »273 Par conséquent, l'attention de l'enseignant se portera sur ces dispositions de base dans l'esprit de l'apprenant, qu'il s'agit de cultiver, de favoriser et de développer en leur laissant de plus en plus d'ampleur. Eduquer, comme l'étymologie nous l'indique, c'est « prendre soin de ». Jacques Maritain signale, sans les développer, cinq dispositions fondamentales chez l'apprenant et qui doivent faire l'objet de tous les soins attentifs de l’enseignant.
Il place en premier deux attitudes propres à la pensée philosophique classique : l'amour de la vérité et l'amour du bien. Ensuite, il accorde une place, plus déroutante, à une attitude si foncièrement élémentaire qu'elle semble échapper au domaine de la pensée : ce qu'il appelle « la simplicité et l'ouverture à l'égard de l'existence ». Il définit cette troisième disposition comme « l'attitude d'un être qui existe volontiers, qui n'a pas honte d 'exister et se tient droit dans l'existence, et pour qui être et accepter les limitations naturelles de l'existence sont l'objet d'un assentiment également simple, également franc et ingénu. »274 Cette ouverture totalement confiante en l'existence, en deçà pourrait-on dire de la vie psychique, est le comportement naturel des plantes et des animaux, dans l'ordre physique. Pour Jacques Maritain, il s'agit pour l'homme de « faire passer » dans la conscience cette pré-conscience instinctive propre au vivant. L'éducation citoyenne, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ne nie pas la vie instinctive mais lui accorde une place première, fondamentale. Comme l'avance Jean Lacroix, « les fondements de notre vie spirituelle et mentale la plus élevée reposent sur la vie instinctive. »275 Pour appuyer cette idée, il cite saint Bernard qui affirmait que, « ce qui est spirituel ne devance pas ce qui est animal. Aussi, avant de porter l'image de l'homme céleste devons nous commencer par porter celle de l'homme terrestre. »276 De son côté, Jacques Maritain cite Emerson. Un philosophe qui appartient au courant transcendataliste américain en réaction au matérialisme du XIX ème siècle. Il trouve que la vitalité est pour lui la base de toute engagement humain dans la société.
Ce rapport à la vie est fondamental à l'éducation. Il invite à mettre de côté l'ego et à adopter une autre perspective, débarrassée des sentiments de défense angoissée ou, à l'inverse, de possession avide vis à vis du monde. Cette attitude est à l'opposé de tout accaparement de l'existence et de tout enfermement sur soi-même. Elle est le fruit d'une conscience qui accepte simplement l'existence et qui s'ouvre à la réalité entière. Pour cela il est nécessaire de faire taire l'orgueil et l'arrogance de l'égoïsme, et de surmonter les blessures provoquées inévitablement par les expériences malheureuses de l'existence. On le voit, cette disposition qualifiée « d'élémentaire », constitue un chemin d'apprentissage extrêmement difficile ! Elle n'est pas sans rappeler l'expérience des sages s'ouvrant à la « totalité indivisible de la vie. » Elle est rendue d'autant plus difficile dans le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui, où domine une conscience malheureuse ou calculatrice, et qui contredit cette disposition à l'égard de la vie. La quatrième disposition concerne l'attitude non plus envers l'existence dans son ensemble, mais vis-à-vis du travail, qui est fondamental à la vie psychique de l'être humain. Il ne s'agit pas cependant d'inciter l'homme à « travailler dur », mais plutôt d'éprouver « un respect de l'ouvrage à faire, un sentiment de loyauté et de responsabilité à son égard. »277 Travailler, au sens profond du terme, signifie un attachement qui implique entièrement la personne à ce qu'elle fait. C'est le cas par exemple du poète vis-à-vis des exigences internes de son ouvrage. Le souci de bien faire constitue pour Jacques Maritain, la base essentielle de toute éthique pour l’engagement du sujet dans la société. Cette conception du travail comme engagement social et comme discipline personnelle n'est pas sans évoquer, dans le contexte de la spiritualité hindoue, la pensée d'un Gandhi qui estime que le travail manuel représente une activité permettant rien moins que la libération de l'homme. Une dimension libératrice que nous retrouvons dans la philosophie de l'éducation chez Maritain. Finalement, il soutien l’idée selon laquelle, le comportement vis-à-vis a besoin de se laisser guider par « le sens de la coopération ». Une disposition fondamentale, que Jacques Maritain ne fait qu'indiquer sans la développer. Elle s'oppose à la tendance de toute vie sociale et politique qui valorise la rivalité et à la compétitivité. Nous pouvons y voir peut être plus largement l'idée que l'homme ne se place plus ici en position centrale, en tant que « possesseur et maître du monde », suivant la célèbre formule de Descartes, mais en tant que « coopérateur », essentiel mais secondaire.
L’autre règle fondamentale porte sur les qualités qui caractérisent ce travail d'intériorisation éducatif. Eduquer en faisant appel à ses ressources internes, c'est une façon de nourrir l'unité intérieure de l'homme et de lutter contre les forces de dispersion et de fragmentation : « l'œuvre entière de l'éducation et de l'enseignement doit tendre à unifier, non à disperser. »278 Unification, tout d'abord, du corps et de l'esprit. Jacques Maritain donne l'exemple du travail manuel (qu'il soit technique ou artistique) comme moyen de favoriser l'équilibre psychologique et les qualités intellectuelles : « l'intelligence de l'homme n'est seulement dans sa tête mais aussi dans ses doigts. »279 La réhabilitation de la main dépasse en effet le clivage entre l'homo faber et l'homo sapiens, ou en d'autres termes, entre les « savoirs d'action » qui relèvent de l'expérience, et les « savoirs théoriques », qui s'appuient sur la raison. L'unification touche aussi les aspects multiples, contradictoires de notre monde intérieur dont l'unité est menacée de toutes parts par l'évolution contemporaine à laquelle nous faisons face. Sans prétendre pour autant faire de l'enfant ou du jeune homme un sage, la tâche de l'éducation est, pour Maritain, de préparer à la sagesse, de rendre capable de participer, autant faire se peut, à la vision propre à la sagesse, but suprême de l'éducation. La dernière règle fondamentale à favoriser se rapporte sur l'intériorisation et l'unification recherchées. Elles n'auront de sens que dans la perspective de la libération de l'esprit de l’apprenant. Une libération déjà évoquée dans la première règle. Par conséquent, éduquer dans la vision de Jacques Maritain signifie libérer. Il s'inscrit dans la lignée philosophique qui, de Platon à Durkheim en passant par Kant jusqu’à Paulo Freire, assigne à l'éducation, suivant bien entendu des conceptions différentes, une même finalité : la liberté de l'homme ?
Idem, p. 66.
Idem, p. 68.
J. LACROIX, Le sentiment et la vie morale, Paris, PUF, 1952, p. 46.
Ibidem.
J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, Paris, Fayard, 1959, p. 64.
Idem, p. 81.
Ibidem.