1.3. Une éducation qui dépasse le cadre scolaire

Nous somme tentés de répondre avec Maritain « que c'est là une chose qui ne s'apprend pas, pour laquelle il n'y a ni leçons ni manuels. »280 Dans l'enseignement, il est possible de multiplier à l'infini les connaissances et d'élargir à des champs toujours nouveaux les compétences, mais c'est une illusion de croire que « tout peut être appris ». C'est pour Jacques Maritain, une erreur éducative propre à l'évolution contemporaine de la pédagogie qui repose implicitement sur la « toute puissance de l'éducation » dont E. Durkheim mettait déjà en garde. Certains objets de savoirs échappent ainsi à l'enseignement, non pas parce qu'ils ne sont pas enseignés comme connaissance légitime sur le plan social, mais, plus profondément, parce qu'ils résistent à toute forme d'objectivation. Il y a des objets de savoirs que l'on peut qualifier d' « inenseignables ». De tels objets, rencontrent les limites de l'explication scientifique et du langage, et ne peuvent s'enfermer dans des contenus suffisamment stables pour être transmissibles dans le cadre de l'enseignement. La sagesse, mais aussi l'amour et l'intuition, et plus largement toute expérience existentielle, ne peuvent être, fondamentalement parlant, enseignés. Comment expliquer cette antinomie apparente entre le champ de l'éducation - et plus encore de l'enseignement-, et l'idée de sagesse ? Comment est-il possible d'admettre la sagesse comme un noyau irréductible à l'enseignement, sans y renoncer ?

La sagesse est "inenseignable". Elle est inenseignable parce qu'elle se définit essentiellement comme une expérience. Or l'expérience « est un fruit incommunicable de la souffrance et du souvenir. Elle ne peut pas être apprise de manière purement intellectuelle, mais s'acquiert par le contact avec le réel. »281 Cette expérience ne peut être remplacée par aucune instruction, aucune science, aucune rhétorique aussi habiles soient-elles. Nous avons affaire ici à une sorte de cercle herméneutique propre à l'expérience humaine : l'acquisition de l'expérience ne peut se faire que par l'expérience, et celle-ci ne peut être déterminée à l'avance mais relève du don et de la liberté. La sagesse est avant tout une pratique. Cette sagesse pratique, est qualifiée à la fois d'« indémontrable », par des moyens rationnels et scientifiques, et d'« éclairante », par le recours à l'intuition, qui occupe une place primordiale dans la pensée de jacques Maritain marquée par Henri Bergson et par l'éthique aristotélicienne. L'intuition qui se détache de la raison conceptuelle, logique, discursive, ne consiste nullement en effet à se débarrasser totalement de la raison. Car, « la raison ne se borne pas à articuler, à relier, à inférer, elle « voit » aussi ; et la saisie intuitive de la raison, c'est l'acte premier, la formation première de cette puissance unique appelée intellect ou raison. »282 La sagesse ne peut pas être enseignée par les multiples opérations propres à la raison logique mais, sans doute, peut-elle être saisie en faisant appel à la raison intuitive. Le paradoxe propre à l'éducation, est que cet « inenseignable » est la valeur éducative la plus haute, ce qui importe le plus dans l'éducation n'est pas l'affaire de l'éducation et encore moins de l'enseignement. Comment dès lors accorder une place dans le domaine de l'éducation, à cette part insaisissable et incommunicable de l'expérience humaine ? Comment « transmettre » à l'autre ce qui ne saurait se réduire à un objet de connaissance, échangeable à volonté ?

Mais l'action de l'éducation ne se limite pas à la sphère de l'éducation scolaire. Jacques Maritain insiste sur le rôle de ce qu'il appelle « la sphère extra-éducationnelle ». L'éducation de l'école et de l'université n'est qu'une partie de l'éducation. L'activité humaine dans son ensemble exerce sur l'homme une action éducative dont l'influence semble plus importante que la simple sphère éducationnelle contenue dans l’organisation où l’on retrouve toutes les structures constitutives de l’éducation. C'est-à-dire l'école et l'université, mais aussi plus généralement, les instances éducatives collectives de l'état, de la famille, de l'église etc. Le travail quotidien, les expériences de la vie, les traditions sociales, mais aussi les religions, l'art et la poésie sont des sources d'enseignement qui permettent à l'homme de s'accomplir. L'éducation de type institutionnelle ne peut avoir dans ce domaine qu'une action partielle et doit laisser une place importante à tous ces domaines « hors champ », mais qui s'avèrent déterminants. De ce point de vue, l’éducation s'élargit au champ entier de l'existence et c'est une erreur de croire que l'école puisse contenir le procès tout entier de la formation de l'être humain. Le temps limité de l'éducation scolaire ne saurait achever le processus interminable qu'est l'éducation de l'homme. L'action éducative est vouée à l'inachèvement et doit accepter ses limites. En effet, « notre éducation continue jusqu'à notre mort ». Dans cette pensée élargie de l'éducation, l'exemple des martyrs, des héros et des sages du monde entier, occupe une fonction particulière. « L'appel du héros », sur lequel insiste aussi Henri Bergson, représente en effet à la fois une incarnation de la sagesse dans le monde réel et un facteur transcendant vers lequel aspire tout être en quête de liberté et de bien être.

Toutefois, la contradiction entre la sphère éducationnelle et extra-éducationnelle est levée si l'école se donne pour tâche, non la sagesse elle-même, mais la préparation à la sagesse. Cela est possible si l'éducation scolaire cherche à « centrer l'attention sur les profondeurs intérieures de la personnalité ». Une éducation fondée sur les savoirs intellectuels ou pratiques reste insuffisante. Pour sortir de la crise de la civilisation contemporaine, il s'agit d'ouvrir l'éducation aux autres savoirs non conventionnels, et d'entrer dans la difficile et nécessaire connaissance de soi. Comme l'écrit Martin Buber, « là on ne connaîtra pas en restant sur la plage à contempler l'écume des vagues. Il faut prendre des risques, il faut se jeter à l'eau, il faut nager, l'esprit en éveil. »283 L'entrée dans cette dimension propre à la connaissance intime de l'homme, peut aller, jusqu'à « presque perdre connaissance ». C'est seulement à ce prix que naît la connaissance de l'homme en tant qu'être qui existe, et non en tant qu'objet ou chose. Ainsi si l'action de l'éducateur ne peut être qu'indirecte, partielle et inachevée. L’œuvre de l’enseignant réside dans cet art des paradoxes inhérents à l'éducation envisagée sous l'angle des savoirs reconnus chez chaque personne prise individuellement, chez peuple, et dans chaque culture. Paul Claudel les résume dans ce proverbe chinois qui stipule que : « Tout ce qui peut s'enseigner ne vaut pas la peine d'être appris. » Un point de vue qu’on retrouve dans sa profondeur dans l’approche freirienne de la pratique pédagogique. Par ailleurs, reconnaissons que la conception de l’éducation défendue par Jacques Maritain s’inscrit dans une dynamique de vie qui implique son itinéraire et son expérience existentielle personnelle. D’ailleurs, s’il ne faisait pas l’expérience américaine, il ne lui serait jamais venu en esprit l’idée de rédiger un ouvrage sur l’éducation. Une observation qui conduit à l’exploration du parcours de ce philosophe dont le sens de la polémique intellectuelle n’a pas fini de révéler la profondeur.

Notes
280.

Idem, p. 67.

281.

Idem, p. 47.

282.

Idem, p. 69.

283.

M. BUBER, Le problème de l’homme, Paris, Aubier-Montaigne, 1962, p. 17.