2.1. Une vie engagée par la plume et l’action

De nationalité française, Jacques Maritain est né à Paris le 18 décembre 1882. Son père s’appelait Paul Maritain, et sa mère, originaire de la famille du grand homme politique français, répondant au nom de Jules Favre. Après ses études au Lycée Henri IV, il se rend à la Sorbonne où il fait la connaissance de Raïssa Oumançoff, une jeune juive d’origine russe en janvier 1901. Il l’épousera plus tard, le 26 novembre 1904291. A la Sorbonne, il subit l’influence des professeurs scientistes, convaincus que seule la science pouvait fournir les réponses aux questions de l’homme. Déçu par le scientisme de ses premiersmaîtres, il fait la connaissance de Charles Péguy qui l’emmène, en compagnie de son épouse, suivre lescours d’Henri Bergson au Collège de France où il rencontre Etienne Gilson292. Jacques Maritain passe son agrégation en philosophie, le 25 juin 1905, après avoir fait la rencontre de Léon Bloy. Concernant cette relation entre Jacques Maritain et Léon Bloy, le témoignage de Monseigneur André Collini, ancien archevêque de Toulouse est sans équivoque :

‘« Jacques Maritain, disciple de Léon Bloy, fut le rempart contre la philosophie du soupçon : le fervent apôtre de la pensée du Docteur Angélique demeure le filleul de Léon Bloy. Il nous donna le goût, malgré la rudesse de ses critiques, de lire Bergson et Blondel. Plus tard, nous avons pu affronter sans trop de mal les romans ou le théâtre de Sartre, savourer Etre et Avoir de Gabriel Marcel ; et garder la tête froide devant les assauts des maîtres du soupçon. » 293

C’est sous l’influence de ce dernier que Jacques et Raïssa Maritain se convertiront au catholicisme un an plus tard, après avoir été instruits au protestantisme libéral pendant leur enfance. Ils recevront le baptême catholique le 11 juin 1906. Cette conversion constitue un tournant décisif dans la vie de Jacques Maritain car, issu d’un milieu familial anticlérical, comme par un déclic, il deviendra l’un des défenseurs de l’humanisme intégral, dans une société en proie au rationalisme athée.

Ensuite, Jacques Maritain se rendra à Heidelberg où il s’initie aux sciences biologiques sous la direction de Hans Driesch à partir d’août 1906. De retour à Paris, le 15 Octobre 1908, il commence la rédaction du Lexique orthographique afin de gagner sa vie294. En novembre de la même année, il va faire la connaissance du Père Clérissac, qui deviendra de fait son guide spirituel et orientera ses pas vers l’étude de saint Thomas d’Aquin. Suite à cette découverte, Jacques Maritain déclare : « Moi qui ai voyagé avec tant de passion parmi toutes les doctrines de philosophies modernes et n’y avais rien trouvé que déception et grandioses incertitudes, j’éprouvais alors comme une illumination de la raison : ma vocation philosophique m’était rendue en plénitude. »295 Après cette expérience, il passe quelque temps comme oblat desaint Benoît, à l’abbaye saint Paul d’Osterhout, en Hollande, le 25 septembre 1912. Mais un mois plus tard, il est nommé professeur au collège Stanislas de Paris. En avril et mai 1913, il préside plusieurs conférences sur Henri Bergson, à l’institut Catholique de Paris. A partir de juin 1914, le même Institut Catholique lui confie la chaire d’Histoire de la philosophie moderne. Cette passion pour le saint Thomas d’Aquin se poursuivra jusqu’à le pousser à fonder le « Cercle Thomiste » en 1923. Au cours de la même année, Jacques Maritain se retire à Meudon où il fonde un foyer de culture qui attire tout ce que l’époque compte comme intellectuels296. Proche du mouvement « l’Action française », il focalise sa réflexion sur l’indépendance du christianisme à l’égard des régimes politiques. La montée du communisme à l’Est et du fascisme à l’Ouest en 1934, poussera Jacques Maritain à se convertir en défenseur acharné des droits de l’Homme. Un engagement qui ouvrira sa pensée à un rayonnement universel. Comme citoyen et comme philosophe, il prend position contre l’invasion fasciste de l’Ethiopie297 et contre la guerre civile d’Espagne en 1936, en rédigeant plusieurs manifestes qui lui attireront des vives critiques.

Nommé chargé de mission pour les affaires culturelles, Jacques Maritain quitte la France le 4 janvier 1940 pour les Etats Unis d’Amérique. Après un bref séjour à Toronto, le 1er mars, il se rend à New- York où il reste après l’occupation de la France et l’instauration du gouvernement de Vichy. Retenu comme professeur aux Etats Unis, Jacques Maritain fait de la philosophie politique son occupation principale, après avoir occupé la chaire de professeur à Toronto, à Princeton et à Columbia. C’est au cours de ce séjour américain qu’il fera la rencontre des philosophes convaincus que l’activité philosophique ne peut pas se limiter seulement aux bureaux et aux bibliothèques, mais que le philosophe doit apporter une réflexion pour la bonne marche de la société. Pour lui, il n’y a aucune incompatibilité entre les convictions métaphysiques et le souci de la cité. Concernant la nécessité de l’engagement du philosophe dans la vie de la cité, il déclare :

‘« Ce sont les convictions métaphysiques qui portent le philosophe à se préoccuper des choses de la cité, dès lors qu’il juge que l’oubli des principes essentiels conduit vers le rabaissement de la personne et l’appauvrissement de la compréhension du réel. Malgré son goût pour la contemplation et son attachement à la métaphysique, l’écrivain de qui la part essentielle est étrangère à la politique, ne saurait en temps de crise grave, se retrancher dans cette part essentielle et fermer les yeux aux angoisses des hommes de la cité. Une telle obligation concerne le philosophe d’une façon plus spéciale. Car il n’y a pas seulement une philosophie spéculative, il y a une philosophie pratique ; et je crois qu’elle doit descendre jusqu’à l’extrême bord où la connaissance philosophique joint l’action. » 298

Cette nécessité de l’engagement du philosophe pour la cité l’incitera à engager une réflexion sur le rôle de l’éducation dans la construction sociale pour le développement démocratique. Nous y reviendrons dans les pages suivantes.

Pendant et après la guerre, il est très proche du mouvement du Général De Gaulle. Juste après la libération de la France, sur proposition du Général de Gaulle, il accepte la responsabilité d’Ambassadeur de France auprès du Saint-Siège à Rome. Mais « ce n’est nullement par ambition ou par militantisme qu’il devint ambassadeur de France auprès du Saint-Siège ; le Général de Gaulle lui imposa un poste particulièrement délicat à un moment où tant de problèmes étaient à régler au sujet des évêques collaborateurs ou de la situation de l’Eglise de France. »299 Il se rendra dans la capitale italienne, le 1er avril 1945, et présentera ses lettres de créance un mois plus tard300. Cependant, il restera en relation avec plusieurs universités et collèges canadiens et américains. Ce sont ces multiples contacts avec les institutions éducatives d’Europe et d’Amérique qui lui permettront d’observer le milieu scolaire et de s’intéresser aux questions relatives à l’éducation. Le 3 décembre 1947, il est désigné comme président de la première séance plénière de la deuxième session de la conférence générale de l’Unesco tenue à Mexico. En tant que président, il prononce un discours historique qui paraîtra sous le titre « Voie de la paix ». En 1948, il se démet de ses fonctions d’Ambassadeur et accepte une chaire de professeur à Princeton, au Canada. Raïssa meurt le 4 novembre 1960, et en juin 1961, l’Académie française lui attribue le grand Prix National des Lettres. A la fin du Concile Vatican II, le 8 décembre 1965, le Cardinal Montini, son fidèle ami devient Pape sous le nom de Paul VI. Il choisit de remettre au philosophe français le message destiné à tous les intellectuels301. Le 21 Avril 1966 qu’il prononce à l’Unesco, un autre discours historique intitulé : « Les conditions spirituelles du progrès et de la paix ». Dans la vieillesse et en toute solitude, il prend l’habit des Petits Frères de Jésus, le 15 octobre 1970. Après un an de Noviciat, il prononce ses vœux de religion, le 1er novembre 1971. Il meurt à Toulouse le 28 avril 1973. Il sera inhumé à Kolbsheim le 1er mai 1973 près de son épouse Raïssa. C’est à cet endroit même que se trouve le Cercle d’Etudes Jacques et Raïssa Maritain.

Notes
291.

J. MARITAIN, Œuvres complètes, Vol. I, Paris-Fribourg, Saint-Paul/Editions Universitaires, 1989, p. 17.

292.

G. PROUVOST, « Jacques Maritain-Etienne Gilson » in, B. HUBERT (dir.), Jacques Maritain et ses contemporains, Paris, Desclée, 1991, p. 266.

293.

B. HUBERT (dir.), Jacques Maritain et ses contemporains, Paris, Desclée, 1991, p. 10.

294.

D. HUISMAN, Dictionnaire des philosophes, Paris, PUF, 1984, p. 1764.

295.

Ibidem.

296.

Gerry Prouvost nous informe qu’à ces rencontres on pouvait trouver des personnalités comme : « Gabriel Marcel, Du Bos et Berdiaev. Jacques et Raïssa se heurtaient parfois à la contradiction de presque tous les autres, même Gilson. » G. PROUVOST, « Etienne Gilson et Jacques Maritain » in, Op. cit., p. 277.

297.

Etant donné que notre travail consiste à mesurer l’importance de la pensée de Jacques Maritain pour la renaissance de l’Afrique, il est à noter que cette prise de position en faveur de l’Ethiopie l’avait mis en minorité face aux autres intellectuels européens. Mais le regret manifesté par Gabriel Marcel pour avoir soutenu l’invasion de l’Ethiopie par le gouvernement fasciste d’Italie montre à quel point Jaques Maritain avait une vision de l’homme fondée sur une dignité inaliénable.

298.

J. MARITAIN, Lettre sur l’indépendance, 1935. Œuvres complètes, Vol. VI, Op. cit., p. 256.

299.

C. BLANCHET, « Les rapports entre le Général de Gaulle et Jacques Maritain » in, Maritain et ses contemporains, op. cit., p. 357. C. BLANCHET révèle que « la première demande lui fut faite par le Généralde Gaulle lui-même lors du dîner au Waldorf le 10 juillet 1944, à New York…. Maritain essaie d’esquiver l’offre. Le 12 juillet, dans une lettre au général, il émet toutes ses réserves. »

300.

Il restera à ce poste pendant deux années, avant de l’abandonner pour aller poursuivre son travail d’enseignant en Amérique du Nord. Cf. P. VALADIER, Op. cit., p. 13.

301.

P. CHENEAUX, « Paul VI et Maritain » in, B. HUBERT, Jacques Maritain et ses contemporains , op. cit., p. 224.