2.1.2. Contexte d’émergence d’une pédagogie suggestive

La réflexion faite par Jacques Maritain sur la question éducative est l’aboutissement d’un long débat qui a eu lieu àl’Ecole de Chicago307. Un débat qui commence en 1933308, année de l’arrivée de Jacques Maritain aux Etats Unis d’Amérique et qui a duré jusque vers les années 1950. Le débat connu sous l’expression de : « bataille de Chicago » avait opposé Jacques Maritain et ses partisans, au groupe des philosophes soutenant le courant pragmatique de William James. Quelques années plus tard, lui-même Jacques Maritain reconnaît que les choses n’étaient pas faciles mais invitait son disciple Yves Simon, nommé professeur dans la même école en 1948 à tenir ferme : « Vous êtes dans une bataille mon cher Yves, n’oubliez pas ça. Vous et moi, on nous a envoyés… En acceptant votre poste à Chicago, vous avez accepté la bataille dont je parle. »309 L’origine de cette bataille se situe dans la volonté de Robert Hutchins310 qui voulait « lancer une croisade morale intellectuelle et spirituelle »311 contre un pragmatisme en plein essor. Si cette période de la vie de Jacques Maritain intéresse particulièrement notre recherche, c’est dans la mesure où, l’enjeu principal de la controverse concernait : « Les méthodes et les buts de l’éducation. »312 Sur ce plan effectivement, John Dewey est considéré comme le théoricien du courant de la pédagogie progressiste, notamment avec la fondation de L’Ecole expérimentale connue sous le nom de : Ecole expérimentale de Chicago. On y soutenait l’idée selon laquelle les méthodes pédagogiques se fonde sur un apprentissage, fruit de la participation des apprenants au niveau personnel et collectif. Il prône aussi, la spécialisation de l’enseignement.

Dans sa pédagogie, John Dewey insiste sur un enseignement tourné essentiellement vers une finalité professionnelle. S’il est le concepteur de la méthode active en pédagogie, méthode connue sous l’expression de « learning by doing »313, il reste l’un de grands pédagogues de l’époque contemporaine. Dans son approche pédagogique, il soutient la pédagogie du projet, celle qui met l’accent sur l’élève. Le maître n’est qu’un guide et l’élève apprend en agissant à travers un principe pédagogique fondé sur l’émulation et le centre d’intérêt. John Dewey, membre influent du mouvement de la pédagogie nouvelle, a une approche philosophique qui peut paraître parfois déconcertante pour les partisans de la réflexion métaphysique. Comme tout bon disciple de William James, influencé profondément par le darwinisme, il conteste la légitimité de la métaphysique et avoue que : « la contemplation et la spéculation sont des luxes inutiles d’oisifs. »314 Retenons de cette grande figure de la pédagogie moderne, l’image d’un homme dont la pensée a eu une énorme influence sur le public et sur la culture américaine, mais sans oublier que sa philosophie avait été dévaluée et contestée par la plupart des philosophes. Léo Strauss ne ménage aucun effort pour montrer les bases de la contestation dont cette pensée avait fait l’objet au sein des philosophes315. Jacques Maritain a été profondément marqué par cette manière de penser qu’il critiquait en permanence. En effet, il avait du mal à comprendre qu’une pensée qui remet en cause les principes fondamentaux de l’humanisme intégral puisse avoir une telle influence sur la société américaine. Il craignait aussi que cette influence ne s’étende dans les autres pays. Ses critiques sont donc d’une véhémence sans équivoque contre une logique éducative fondée sur un pragmatisme qu’il juge dangereux comme nous pouvons le remarquer :

‘« Ce qui manque dans l’éducation américaine c’est tout ce qui concerne la vie intellectuelle et spirituelle. C’est une espèce de désastre dû à l’emprise totale des disciples de John Dewey sur l’enseignement, sur la formation des professeurs américains. John Dewey est un grand penseur… je crois que son pragmatisme et sa conception de la vie aboutissent à une méfiance absolue de tout ce qui est valeur désintéressée, de tout ce qui est repos de l’esprit dans un objet, de tout ce qui est certitude proprement intellectuelle. Sa méthode par l’intermédiaire de ses disciples a produit des terribles ravages. » 316

En marge de cette polémique Jacques Maritain va se consacrer à la rédaction de l’œuvre qui lancera un nouveau débat sur le rôle de l’éducation dans la construction sociale et le développement. Dans cette œuvre, il suggère une nouvelle pratique pédagogique qui servirait de base àune démocratie fondée sur les valeurs de justice, de liberté, de tolérance, d’écoute, et d’accueil. Une posture qui lui a permis de construire une approche pédagogique dont le but principal est de contribuer à la construction d’une société démocratique qui place la personne au cœur du débat.

Notes
307.

C’est un regroupement de quatre écoles distinctes surplombant la ville de Chicago. La première est celle d’architecture qui date de la fin du XIX ème siècle. La seconde est cette école fondée par Milton Friedman dans la deuxième moitié du XX ème siècle. C’est une école à tendance ultraliberaliste qui appartient au département des Sciences économiques. La troisième école appartient au département de la Sociologie. Elle est spécialisée dans la sociologie urbaine. La quatrième et dernière composante, c’est celle de la philosophie. Elle est la moins connue, mais étroitement liée à la figure du philosophe et pédagogue américain John Dewey (1859-1952). Rappelons que ce dernier est considéré comme l’héritier de Charles Pierce (1839-1914) et de William James (1842-1910) deux grandes figures de la philosophie pragmatique, mais qui n’avaient pas laissé d’école à proprement parler. Les grands axes de cette école sont : le pragmatisme, l’instrumentalisme et l’utilitarisme. Cf. M. FLORIAN, Ibidem.

308.

J. MARITAIN, Réflexions sur l’Amérique. Œuvres complètes, Vol. X, Paris/Fribourg, Saint Paul/Editions Universitaires, 1989, p. 881. dans ces pages, l’auteur affirme : « je suis arrivé à Chicago pour la première fois, en mars 1933. »

309.

Lettre de Jacques Maritain à Yves Simon, 27 décembre 1949. Cité par M. FLORIAN, « Le thomisme, un new deal philosophique ? Jacques Maritain et la bataille de Chicago. » in, Op. cit., p. 34.

310.

Président de l’Université de Chicago au moment de la bataille.

311.

Adress to the faculty, 1er janvier 1944, Archives of the University of Chicago. Ibidem .

312.

Idem, p. 35.

313.

Apprendre en agissant.

314.

J. DEWEY, Education et démocratie, Paris, Armand Colin, 1990, p. 184.

315.

Cf. L.STRAUSS, « John Dewey » in, Histoire de la philosophie politique, Paris, PUF, 1994, p. 946.

316.

J. MARITAIN, « Les courants idéologiques aux Etats-Unis » 26 décembre 1944. Centre d’Etudes des Politiques Etrangères, inédit. Ce texte est un extrait de la Conférence donnée par Jacques Maritain sur un volume de 31 pages.