2.2.2. Personnalité et individualité

La question éducative est interne à la question anthropologique : c’est une lapalissade que dire qu’il est impossible d’éduquer la personne sans une doctrine sur la personne. Comment former l’homme si nous ne savons pas qui est et ce qu’est la personne, si nous ignorons la situation dans laquelle les sujets se forgent une idée d’eux-mêmes et des autres ? Comme c’est le cas pour toutes les grandes questions humaines, l’éducation présuppose une idée de ce qu’est l’être humain, puisque concrètement, ce sont des hommes et des femmes qui doivent être éduqués, pour devenir réellement ce qu’ils sont déjà par essence. Pour ceux qui n’acceptent pas de « perdre de vue » la question éducative, il est temps de redresser la barre et de recommencer à questionner la complexe notion la personne : cela a été tenté dans diverses écoles au vingtième siècle, avec des résultats incertains par rapport aux nombreux événements de grande portée qui ont surgi en chemin. Hier, aujourd’hui et demain, le but est de « mettre au monde » la personne, promouvoir l’avent de l’homme. L’engagement des citoyens ne peut faire à moins d’une telle question qui influe sur tous les domaines, l’éducation, l’économie, le droit, la représentation que les sujets se forment d’eux-mêmes. Dans le même temps, le scientisme et le rationalisme nourrissent la tentative d’une radicale réduction de l’homme à un simple produit de la nature, donc pas vraiment libre et même sujet à de multiples déterminismes. C’est pourquoi le besoin de reprendre le questionnement sur l’homme refait surface avec plus d’acuité qu’avant. On perçoit l’urgence d’une renaissance humaniste face aux immenses pouvoirs médiatiques, économiques et scientifiques qui souvent s’acharnent à diminuer l’homme, et en font un être asservi, humilié, blessé. Plus de deux siècles auparavant, Cesare Beccaria nous prévenait qu’ « il n’y a pas de liberté chaque fois que les lois permettent que, dans certains événements, l’homme cesse d’être une personne et devienne une chose. »325 La philosophie existentielle est cette vision concrète que l’homme pose sur soi, sur le monde et sur l’absolu. Le fait d’être dans le monde, situe l’homme dans une relation avec les autres sujets, avec lesquels il est obligé de collaborer et de communiquer. Mais de quel droit doit-il communiquer avec les autres ? C’est effectivement comme personne qu’il se sentira libre d’être ce qu’il est. Quelle que soit sa différence, il reçoit son existence comme un don et en assume pleinement les responsabilités. Y-a-t-il d’autres formes d’existence qui dépassent le fait d’assumer son existentialité ? Qui, plus qu’une personne est consciente de ses atouts comme de ses limites et disposé à les accueillir comme tels ? Peut-on faire allusion à une personne sans chercher à comprendre son individualité ? Pour cela, la nécessité de distinguer clairement l’individu de la personne mérite d’être posée.

La personne 326  : avant de répondre à cette question, Jacques Maritain se demande si ce n’est pas moi ? Ma personne, n’est-ce pas moi-même ? Cette interrogation nous montre, comment ce terme est plein d’ambiguïté. Pour Jacques Mantoy, la notion moderne de personne est d’origine chrétienne. Les Chrétiens reconnaissent en Dieu, trois personnes et une seule nature et en Jésus Christ, deux natures et une seule personne. Au sixième siècle, c’est le philosophe chrétien Boèce qui proposa la définition suivante : personna est naturae rationalis individua substantia, une personne est une substance individuelle de nature raisonnable, ce qui peut être condensé en ces termes : « une personne est un individu raisonnable ». C’est au plan ontologique que se situe la recherche des premiers chrétiens et la définition de Boèce. Les modernes quant à eux, ont étudié la personne non en Dieu, mais dans l’homme et ils se sont situés sur le plan psychologique et moral. L’auteur reconnaît que, même sur ces plans, il a été impossible de dépasser la définition de Boèce. La personne est un individu qui a pris conscience de son individualité et a foncièrement ce qu’il faut pour la développer librement. Ces caractéristiques supposent la raison. L’idée de personne ajoute donc à celle d’individu, l’idée de raison. La définition de la personne comme individu raisonnable paraît la plus riche car, elle comporte à la fois un aspect ontologique, un aspect psychologique et un aspect moral. Le repliement sur soi-même327, peut dans beaucoup de cas causer de dégâts irréparables pour l’individu. Saint Augustin d’abord, Hegel ensuite, disent que la faculté de prendre conscience de soi-même est un de ces privilèges de l’esprit et que les grands progrès de l’humanité sont des progrès dans la prise de conscience de soi. Que veulent dire ces contradictions ? Elles veulent signifier que l’être humain est pris entre deux pôles : un pôle matériel qui ne concerne pas la personne véritable, mais plutôt l’ombre de la personnalité à savoir : l’individualité. En face de celui-là, c’est le pôle spirituel qui concerne la personnalité véritable.

Ce débat nous place en face de la distinction entre l’individualité et la personnalité. Cette distinction est loin d’être une nouvelle problématique. Elle est classique dans la tradition existentielle et on peut même dire qu’elle appartient à la tradition de l’humanité. Selon Jacques Maritain, « la personnalité est un mystère plus profond que l’individualité et son mystère encore plus difficile à dépister. »328 Aux propos de Pascal selon lesquelles : « On n’aime jamais personne, mais seulement des qualités »,il pense que cette phrase est fausse et se trouve en Pascal comme la marque de la trace du rationalisme contre lequel il se défendait329. Admettons que l’amour ne va pas à des qualités. Il est vrai qu’on aime les qualités chez une personne, mais pas seulement les qualités, sinon c’est un amour eros 330 . Ce que l’on aime en fait, c’est la réalité la plus foncière, substantielle et cachée, la plus existante de l’être aimé. C’est là un centre métaphysique plus profond que toutes les qualités et les essences que l’on puisse découvrir et énumérer dans l’être aimé. C’est donc à ce centre que va l’amour vrai, sans le séparer des qualités sans doute, mais comme ne faisant qu’un avec elles : « Ce centre inépuisable d’existence,de bonté et d’action, capable de donner et de se donner, et capable de recevoir non seulement tel ou tel don fait par un autre, mais un autre lui-même comme don, un autre lui-même comme se donnant. »331 Nous voilà introduits, par la considération de la loi propre de l’amour au problème de la personne. L’amour ne va pas seulement à des qualités, ni à des natures ou à des essences pures, mais à des personnes concrètes. En définitive, ce qui se trouve au plus profond de la dignité de la personne humaine, c’est qu’elle n’a pas seulement avec Dieu la ressemblance commune qu’ont les autres créatures ; elle lui ressemble en propre. La personne est à l’image de Dieu. La réalité est-elle la même pour l’individualité ?

L’individualité 332  : hors de l’individu, il n’existe que des valeurs individuelles. Seules ces valeurs sont en état d’exercer l’acte d’exister. L’individualité s’oppose à l’état d’universalité que les choses ont dans l’esprit, elle désigne cet état concret d’unité ou d’indivision qui est requis par l’existence, et grâce auquel toute nature existante ou capable d’exister peut se poser dans l’existence comme distincte des autres êtres. Pour les êtres matériels, l’individualité des choses a pour racine, la matière, en tant que celle-ci demande à occuper dans l’espace une position distincte d’une autre position. La matière est une sorte de non-être, une simple puissance de réceptivité et de mutabilité substantielle :

‘« Dans tout être fait de matière, cette pure puissance porte l’empreinte d’une énergie métaphysique, « forme » ou « âme » qui constitue avec elle, une amitié substantielle, et qui détermine celle-ci à être ce qu’elle est, et qui, du seul fait qu’elle soit ordonnée à informer la matière, se trouve particularisée à tel ou tel être partageant avec d’autres êtres pareillement immergés dans la spatialité la même nature spécifique. » 333

Pour l’homme comme pour les autres êtres de la nature ayant un corps, comme pour l’atome, pour la molécule, pour la plante ou pour l’animal, l’individualité a pour racine ontologique première : la matière. Ce caractère commun à tous les existants se réalise au-dessous du niveau de l’intelligibilité en acte qui est propre à la forme séparée soit dans l’existence, soit par l’abstraction de l’esprit. Leur forme spécifique et leur essence ne sont pas individuelles par elles-mêmes, elles sont individuelles par leur relation transcendantale à la matière prise comme impliquant la situation dans l’espace. En tant qu’individu, chaque homme est un fragment d’une espèce, une partie de l’univers, un point singulier de l’immense réseau de forces et d’influences cosmiques, ethniques, historiques, dont il subit les lois. Il est soumis au déterminisme du monde physique334. Ce qui demeure fondamental c’est le fait que, chaque être humain est une personne. En tant que personne il n’est pas soumis à quelques puissances naturelles que ce soit, mais il subsiste tout entier de la subsistance même de l’âme spirituelle, et celle-ci est en lui un principe d’unité créatrice, d’indépendance et de liberté : c’est le fondement même de la subjectivité.

Notes
325.

C. BECCARIA, De delitti e delle pene, Milan, Mandatori, 1991, p. 63.

326.

J. MANTOY, Les 50 mots-clés de la philosophie contemporaine, Paris, Privat, 1971, p. 74. Quant au Petit Larousse, la personne est un individu considéré en lui-même et jugé responsable moralement ou un être humain considéré sous le rapport de son corps. Petit Larousse illustré, Paris, Larousse, 1988.

327.

Ce qu’on appelle en psychologie contemporaine : l’introversion. intérieures causées par le self-consciousness. J. MARITAIN, La personne et le bien commun, Paris, Desclée de Brouwer, 1946, p. 246.

328.

Ibidem.

329.

Cf. Idem, p. 249.

330.

C’est ce que Maine de Biran nommait : désir. Il estime que, celui-ci a pour objet le bien de l’être. Mais, il précise cependant la différence entre l’amour et le désir et déclare : « la différence de l’amour et du désir est que dans l’amour entre la pensée et l’objet cause de l’amour, tandis que dans le désir, le sujet a seulement ou surtout conscience de soi. » E. GOBLOT, Le vocabulaire philosophique, op. cit., p. 43.

331.

J. Maritain, La personne et le bien commun, op. cit., p. 251.

332.

Ensemble des particularités qui constituent la singularité, voire l’originalité d’un individu. En ce sens, le terme a une connotation plus psychologique que celui d’individu. Mais à la différence de la personnalité, qui est le résultat d’une histoire personnelle et d’une réalisation de soi par soi, l’individualité désigne une somato-psychique donnée. N. BARAQUIN et allii, Le dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin, 2000, p. 154. Mais pour Edgar Morin, l’individualité représente « un sentiment de la conscience réflexive que l’individu prend de sa propre existence. Elle est davantage la conscience de ses différences que celle de son identité personnelle. » E. MORIN, La méthode, T. II,Paris, seuil, 1994, p. 154.

333.

Ibidem.

334.

Cf. J. MARITAIN, Du régime temporel et de la liberté, Paris, Desclée de Brouwer, 1933, p. 42.