2.2.3. La subjectivité

Les sens et l’expérience, la science comme la philosophie permettent de connaître comme objets, le monde des sujets et de personnes au milieu desquelles nous sommes placés. Le sujet pensant qui prend conscience de son existence est privilégié. Il est lui-même, non pas un objet, mais un sujet au milieu des autres sujets qu’il tente de connaître, pour entrer en dialogue. Nous voilà en face d’une la subjectivité défini comme,

‘« le caractère de ce qui est subjectif. La subjectivité est transcendantale lorsqu’elle est la condition nécessaire à priori de la connaissance et donc de l’objectivité. Kant la nomme, unité transcendantale de la l’aperception et c’est elle qui permet l’expérience simplement subjective de conscience particulière… l’intériorité du sujet individuel, accomplissement spirituel de l’individu. » 335

André Roussel complètera cette définition en déclarant que la subjectivité : « ouvre l’ensemble de particularités psychologiques n’appartenant qu’à un sujet. Plus philosophiquement, subjectivité est synonyme de vie consciente, telle que le sujet peut la saisir en lui, et où il cerne sa singularité. »336 Je me connais comme sujet par la conscience et la réflexivité, mais ma substance m’est obscure à moi-même. A travers la réflexion spontanée, chacun connaît d’une manière non pas scientifique, mais expérimentale et incommunicable, l’existence de son âme, l’existence singulière de cette subjectivité qui perçoit, qui souffre, qui aime et qui pense. Pour le justifier, il affirme que, lorsque 

‘« un homme est éveillé à l’intuition de l’être, il est éveillé en même temps à l’intuition de la subjectivité, il saisit dans un éclair qui ne passera pas le fait qu’il est un moi. Et la force d’une telle perception peut être si grande qu’elle peut l’entraîner à cette ascèse héroïque du vide et de l’anéantissement,pour s’extasier dans l’exister substantiel du soi divin tout ensemble, qui caractérise la mystique naturelle de l’Inde. » 337

Mais l’intuition de la subjectivité est une intuition fondée sur l’expérience qui ne nous focalise pas sur les essences mais sur la réalité existentielle. Ce que nous sommes, nous le savons par nos phénomènes et nos opérations, par notre flux de conscience. Plus nous nous accoutumons à la vie intérieure, mieux nous déchiffrons l’étonnante et fluide multiplicité qui nous est livrée. Aux yeux de Jacques Maritain, la subjectivité, en tant que telle, est inconceptualisable, elle représente un gouffre inconnaissable : « inconnaissable par mode de notion, par mode de science quelle qu’elle soit, introspection psychologique ou philosophie. Comment en serait-il autrement, puisque toute réalité connue par concept, notion ou représentation est connue comme objet, et non comme sujet ? »338 La subjectivité comme telle, échappe donc à ce que nous connaissons notionnellement de nous-mêmes.

La subjectivité peut être cependant connue de deux différentes façons. Elle est d’abord connue ou sentie en vertu d’une connaissance informe et diffuse au regard de la conscience réfléchie que nous pouvons appeler inconsciente ou préconsciente, et qui est celle de la conscience « concomitante » ou spontanée. Sans donner lieu à un acte distinct de la pensée, la conscience enveloppe de fait notre monde intérieur, pour autant qu’il est intégré à l’activité vitale de nos facultés. Dès l’instant où chacun dit : « je ! tout le déroulement de son état de conscience et de ses opérations, est sous-tendu par une connaissance existentielle de la totalité immanente à chacune de ses parties et baigne sans qu’il prenne la peine de s’en apercevoir, dans la lumière diffuse, la fraîcheur et l’espèce de connivence maternelle qui émane de la subjectivité. »339 En deuxième lieu, il y a une connaissance imparfaite et fragmentaire sans doute, mais elle est donnée à l’esprit de la subjectivité comme tel ressemblant à « la connaissance par inclination, de sympathie ou de connaturalité, non par mode de connaissance. »340 Cette connaissance apparaît sous trois différentes formes :

  1. La connaissance pratique : c’est elle qui porte un jugement éthique sur la responsabilité du sujet lui-même, par les pentes intérieures de celui-ci.
  2. La connaissance poétique : en celle-ci, les choses du monde et la subjectivité sont connues ensemble dans l’intuition-émotion créatrice, et ensemble exprimées et révélées non dans un verbe mais dans une œuvre faite.
  3. La connaissance mystique : elle ne porte point sur le sujet mais sur les choses divines. Cette connaissance ne débouche d’elle-même sur aucune expression, mais où Dieu est connu par union et par connaturalité d’amour qui devient le moyen formel de connaissance à l’égard du Soi divin. C’est ce Soi divin qui rend le soi humain transparent dans ses profondeurs spirituellesJ. MARITAIN, Situation de la poésie, Paris, Desclée de Brouwer, 1947, p. 44..

Dans aucun de ces cas, cependant la connaissance de la subjectivité comme subjectivité, si réelle qu’elle soit, n’est une connaissance par mode de connaissance, c’est-à-dire par mode d’objectivation conceptuelle. Il est à constater qu’aucun de ces cas n’est une connaissance philosophique. Ce serait finalement une contradiction dans les termes, de vouloir faire une philosophie, puisque toute philosophie, quoiqu’elle en ait, ne procède que par concepts. Voici le premier point auquel rend attentif la considération de la subjectivité comme subjectivité. Kierkegaard l’avait profondément senti. L’infranchissable limite à laquelle la philosophie se heurte, est lié à sa connaissance des sujets, mais elle les connaît comme des objets en entretenant avec eux une relation de sujet à objet et non de sujet à sujet. De cette analyse découle la compréhension de l’homme à la fois comme sujet de l’éducation dans le cas du partage des savoirs, mais aussi objet de l’éducation dans le cas de la transmission des connaissances. Mais qui est cet homme-sujet avec lequel je suis appelé à communiquer ?

Notes
335.

N. BARAQUIN et allii, Dictionnaire de philosophie, op. cit., p. 282.

336.

A. ROUSSEL, Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 1990, p. 320.

337.

J. MARITAIN, Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1939, p. 135.

338.

J. MARITAIN, Court traité de l’existence et de l’existant, op. cit., p. 115.

339.

J. MARITAIN, De Bergson à Thomas d’Aquin, op. cit., p. 161.

340.

J. MARITAIN, Court traité de l’existence et de l’existant, op. cit., p. 117.