2.3. L’homme

Cette conception de l'éducation et de ses valeurs, se fonde bien entendu sur une certaine conception de l'être humain. L'homme n'est pas seulement un être « physique » mais un être « spirituel ». La personne est double : elle est un moi et un soi, dit-il, en reprenant le vocabulaire hindou. Ces deux pôles, distincts mais inséparables, forment en l'homme un tout. Le « moi » renvoie à la notion d'individu en tant qu'ego matériel soumis aux conditionnements sociaux et aux déterminismes ; le « soi », à la notion de personne en tant qu'esprit capable d'intériorité à soi-même et de liberté vis à vis des tendances égotiques. La tâche de l'éducation n'est pas de choisir entre ces deux aspects, en proclamant symétriquement la mort de la personne ou la mort de l'individu. Ce sont là deux erreurs éducatives. S'en tenir à éduquer l'individu pour l'adapter à la vie sociale, en faisant fi de la dimension ontologique, c'est réduire l'homme à une machine de plus en plus performante mais vidée de sens. Inversement, s'en remettre uniquement à la subsistance spirituelle de la personne, en faisant abstraction des conditions sociales et de l'évolution technique, c'est couper à vif dans l'intégrité que constitue l'homme. Certes l'accomplissement de l'homme passe en premier lieu par la prise en compte d'un principe interne essentiel : « ce qui importe avant tout c'est le centre intérieur. »342 Mais cette formation de la personne est la source même de l'éducation citoyenne, comme on dit aujourd'hui : « la fin première de l'éducation concerne la personne humaine dans sa vie personnelle et ensuite dans ses relations avec le milieu social. »343

L'intériorité est l'essence de l'éducation. Les finalités sociales, externes, sont toujours secondes. Eduquer consiste d'abord à « faire un homme », ou comme le dit le philosophe contemporain Bertrand Vergely, à « pratiquer l'homme ». La formule est belle, mais soulève une question préalable : qu'est-ce qu'un homme ?…Selon Maritain il n'y a que deux définitions possibles : soit par une approche scientifique, strictement expérimentale, qui se débarrasse de tout contenu ontologique, soit par une approche qualifiée de « philosophico-religieuse », qui échappe essentiellement à l'observation sensorielle et à la mesure. L'idée philosophique et religieuse de l'homme se fonde en premier sur ce que l'homme « est », sur « l'être comme tel ». Cette essence, ni visible ni tangible, représente un mystère ontologique. Cependant l'éducation véritable ne peut en faire l'économie au risque de perdre toute signification humaine et devenir un simple dressage, comme le souligne Jacques Maritain : « l'éducation n'est pas un élevage animal. L'éducation de l'homme est un éveil humain. »344 Ainsi l'entreprise éducationnelle focalisera toute son attention sur ce qui est spécifiquement humain dans l'homme. Elle fait appel à ses ressources internes, profondes, inaccessibles à l'investigation de type rationaliste, mais qui se révèlent essentielles au développement de la personne. Le but de l'éducation n'est pas utilitaire, et comme asservi aux résultats pratiques, mais vise la libération intérieure du sujet. Cette conquête de la liberté constitue pour Jacques Maritain la finalité suprême de l'éducation. Le pragmatisme, qui surestime l'action, se présente en effet, comme une erreur en matière d'éducation : « la contemplation, et l'avènement parfait de soi-même, dans lesquelles l'existence aspire à fleurir, échappent à l'horizon de l'esprit pragmatique »345 Pourtant la philosophie de l'éducation que propose Jacques Maritain s'interroge sur les conditions pratiques d'une éducation citoyenne.

De manière précise, Jacques Maritain distingue deux conceptions principales de l’homme qu’il nomme idées. Il s’agit de sa conception philosophico-religieuse et de sa conception religieuse. Il les considère comme loyales et honnêtes. Cependant, il adresse une critique à l’égard de l’idée scientifique de l’homme parce que la science se débarrasse de tout contenu ontologique et réduit l’homme à un simple élément de la nature qu’on peut vérifier à travers une expérience sensorielle. Il fait remarquer que cette théorie pèche en se débarrassant des questions liées à l’être ou à l’essence, telles que : y a-t-il une âme, ou non? l’esprit existe-t-il ou n’existe-t-il que de la matière ? Faut-il croire à la liberté ou au déterminisme ? Faut-il prendre en compte la finalité ou valoriser le hasard ? Doit-on faire confiance aux valeurs ou se fier aux simples faits ? La science s’en débarrasse en vue de préserver ses intérêts dans la mesure où de telles interrogations dépassent les simples analyses scientifiques. Mais la conception philosophico-religieuse semble la plus appréciée par Jacques Maritain, du fait de son caractère ontologique. Il reconnaît qu’elle est loin d’être totalement vérifiable par la science, mais elle dispose des preuves qui lui sont propres portant sur les caractères essentiels et sur la densité intelligible d’un être concret et palpable qu’on appelle : l’homme. En rapport avec l’éducation, il reconnaît à la conception scientifique de l’homme sa capacité à fournir aux chercheurs des instruments inestimables et constamment renouvelés concernant les moyens dont a besoin l’éducation. Toutefois, il pense que la science ne peut à elle seule définir les principaux fondements de l’éducation, dans la mesure où l’élément primordial de l’éducation est de comprendre ce que l’homme est. C’est-à-dire sa nature. Or, la connaissance scientifique se contente de connaître l’homme uniquement dans sa dimension biologique car c’est un domaine facilement observable par la technique. Pour ce faire, il constate que « les jeunes Tom, Dick ou Harry qui sont les sujets de l’éducation ne sont pas seulement un ensemble de phénomènes physiques, biologiques et psychologiques... Ce sont des enfants d’homme désignant pour le sens commun des parents, des éducateurs et de la société, le même mystère ontologique qu’il représente pour la connaissance rationnelle des philosophes. »346

Fonder l’éducation sur la seule conception scientifique de l’homme conduit tout droit à la déformation de l’idée même de l’homme. Le résultat logique sera donc: « une métaphysique bâtarde, déguisée en science et dépourvue de toute lumière philosophique, et au plan pratique, une conception erronée de ces valeurs, sans lesquelles l’éducation devient le dressage d’un animal au profit de l’Etat.»347 Pour confirmer ces propos, il ajoute que « l’idée intégrale de l’homme ne peut être qu’une idée philosophique et religieuse de l’homme.»348 L’une des conceptions sur lesquelles il est nécessaire de fonder une démarche pédagogique constructive, c’est la compréhension anthropologique de l’homme comme personne. Si tout le monde ne peut se mettre d’accord sur une telle conception, ce n’est pas faute d’arguments rationnels convaincants, mais par suite de la faiblesse liée à la nature même de l’homme. Ce qui rend possible une conception personnaliste de l’éducation, c’est la tradition judéo-chrétienne dont les pensées s’étendent de l’orthodoxie aux pensées purement humanistes. Face à la question « qu’est-ce que l’homme ? » Jacques Maritain répond en passant par le rationalisme aristotélicien, pour finir par montrer la nécessité de la grâce et conclut, que l’amour est la manifestation de la perfection de l’homme. C’est pourquoi, « l’homme est un animal doué de raison dont la suprême dignité est dans l’intelligence… il est un individu libre en relation personnelle avec. Une créature pécheresse et blessée, appelée à la vie divine et à la liberté de la grâce, et dont la perfection suprême consiste dans l’amour.»349 Mais l’homme n’est pas seulement un esprit, il est aussi un corps physique, visible et touchable.

Notes
342.

Idem, p. 36.

343.

Idem, p. 34.

344.

Idem, p. 27.

345.

Idem, p. 31.

346.

Idem, p. 21.

347.

Idem, p. 22.

348.

Ibidem.

349.

Idem, p. 24.