2.3.1. Le corps humain

Toute forme de communication commence par les sens. Une position qui traduit le rôle central du corps humain dans le processus d’apprentissage. Pour que mon corps m’aide à comprendre ce qui est transmis, je dois avoir conscience du fait que « ce corps est mon corps et non pas un corps parmi d’autres. »350 Le corps dispose d’une dignité qui empêche qu’il ne soit ni objectivé, ni manipulé, même par moi-même. Si je refuse d’objectiver mon corps, déclare Gabriel Marcel, « c’est à la faveur de l’immédiation qui régit la participation du sentir. Mon corps n’est mien qu’en vertu des raisons mystérieuses qui font qu’il est senti de façon continue, et que ce premier sentir conditionne pour moi tous les autres. »351 A partir de son corps, le sujet peut expérimenter son existence, pour en prendre conscience et décider librement de l’orientation à donner à cette existence. Il n’est possible de comprendre le monde que lorsque j’entretiens avec lui des relations comparables à celles que j’entretiens avec mon corps : « Le monde existe pour moi, quand je lui confère par analogie, une épaisseur du même ordre, quand j’entretiens avec lui des relations du type de celles que j’entretiens avec mon propre corps, en somme, pour autant que j’adhère à l’univers qui est le mien et dont mon corps est le centre. »352 Jacques Maritain abonde dans le même sens et montre qu’il n’est pas possible d’enseigner sans tenir compte du corps de l’élève. C’est dans son analyse des buts de l’éducation qu’il aborde cette question. Il constate qu’au sujet du corps, la science, et notamment la psychologie empirique, offre des informations inestimables et en très grand nombre. Il constate aussi que l’interrogation fondamentale de l’éducation se réfère au corps. L’éducateur se demande en effet, « ce que l’homme est- quels sont les principes constitutifs de son être, quelle est sa place et sa valeur dans le monde, quelle est sa destinée ? Ces choses concernent la connaissance philosophique de l’homme – en y incluant les données relatives à sa condition existentielle. »353 Les sens jouent un rôle déterminant que ce soit dans la formation intellectuelle ou dans la connaissance. Cela implique l’élaboration d’un travail sérieux pour faciliter le développement du corps de l’enfant en oeuvrant pour un fonctionnement adéquat de ses sens, afin de faciliter son intelligence qui trouve son point de départ dans les perceptions sensibles. Il clarifie cette position en affirmant que c’est à partir des sensations et images sensibles et singulières que l’intelligence dégage les idées abstraites et universelles354.

Dans le processus d’acquisition des savoirs, c’est tout la participation du corps dans sa totalité qui est sollicité. Pour justifier cette position, Jacques Maritain s’appuie sur la philosophie personnaliste qui reconnaît au développement de l’enfant l’implication de tout son corps à savoir, les mains et l’esprit qui doivent s’associer. Entre temps, il valorise l’activité manuelle qu’il considère comme une dignité proprement humaine. La culture physique est ainsi mise à sa juste place dans le champ éducatif. Elle doit cependant être humanisée par l’intelligence, afin de bénéficier d’un perfectionnement certain et de se mettre au-dessus dans sa valeur pratique immédiate. Le développement du corps ne prend tout son sens que lorsqu’il est conçu, à la fois en relation avec le développement de l’intelligence et le développement de la volonté. Voilà l’une des valeurs de la conception personnaliste de l’éducation. L’atout qu’offre une analyse prenant en compte l’existentialité du sujet repose sur le fait qu’elle ne s’intéresse pas seulement au corps comme objet de connaissance, mais comme un sujet avec lequel il est possible de communiquer.

‘« Le corps n’est pas un objet, il est toujours à distance et jamais à distance, jamais totalement offert à celui qui l’habite… toutes les expériences qui lui sont référées ne forment jamais l’unité significative d’un « je pense », mais constituent l’unité en marche d’un monde qui se noue autour du corps par le progrès d’un « je peux », d’où la définition « mon corps est ce noyau significatif qui se comporte comme une fonction générale et qui cependant existe et est accessible à la maladie. » 355

De cette vision anthropologique du corps proviennent des implications où sa valeur repose sur l’éducation physique et sexuelle. Entretenir son corps, c’est rendre agréable sa personne. En tant qu’être biologique, l’homme ne peut nullement se permettre de sous-estimer l’aspect héréditaire, le code génétique et l’influence qu’ils ont sur le corps humain. Par contre, la maladie peut influencer la conception que nous avons de la vie et compromettre profondément nos capacités intellectuelles.

L’attitude physique de l’enseignant et la place de l’élève en classe jouent aussi un rôle important. C’est pourquoi, saint Augustin demandait aux enseignants d’être attentifs aux places où se tiennent les élèves en classe, pour s’assurer que tout le monde les voit et que toute la classe les écoute356. En plus du rôle déterminant du corps, il y a la liberté d’apprendre et la volonté de parvenir aux objectifs, malgré les obstacles à rencontrer. Et pourtant, depuis de nombreuses années, la question la plus urgente est la question anthropologique, désormais impérieusement associée aux habituelles questions publiques qui, prenant le nom de « question institutionnelle démocratique », et « question sociale », semblent avoir donné le ton à deux siècles d’histoire. Par rapport à ces problématiques, la question anthropologique présente des caractères plus radicaux et apparaît destinée à devenir toujours plus envahissante. L’homme est mis en question non seulement dans son fondement biologique et corporel mais aussi dans la conscience qu’il se crée de lui-même. Et cela non seulement d’une manière abstraite, mais aussi en pratique, car les nouvelles technologies de la vie ont des incidences sur le sujet, le transforment, tendent à opérer une mutation dans la manière de comprendre les notions centrales de l’expérience de chacun : être généré ou produit, naître, vivre, procréer, chercher la santé, vieillir, mourir, etc. Il s’agit de transformations de noyaux très sensibles qui ont concerné des milliers de générations et qui constituent le tissu fondamental de l’expérience humaine dans tous les lieux et temps. Le rapport entre Personne et Technique constitue l’un des problèmes les plus complexes de notre époque. La nouvelle importance de la question anthropologique signifie que l’homme est un problème pour lui- même, et que son auto-compréhension, lointaine de l’être escompté, est une question problématique. D’autre part, le contenu fondamental de l’idée de personne, la « vérité sur la personne », ne peut devenir objet de négociations entre les règles de la morale procédurale et du droit positif auquel la pensée démocratique actuelle fait référence. Les doutes sur la réelle indisponibilité de la personne sont le signe de la situation problématique dans laquelle se trouve la culture de l’homme : l’homme peut s’améliorer mais aussi se détruire.

Notes
350.

G. MARCEL, Le Mystère de l’Etre, Paris, Aubier, 1951, p. 97.

351.

G. MARCEL, Le Journal Métaphysique, Paris, Gallimard, 1927, p. 236.

352.

Idem, p. 177.

353.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 155.

354.

Cf. G. PALLANTE, Une éducation libérale pour la démocratie. Jacques Maritain pour une philosophie de l’éducation, Yaoundé, PUCAC, 2001,p. 31.

355.

H. BERGSON, Matière et mémoire, Paris, PUF, 1982, p. 172.

356.

AUGUSTI N, De catechizandis rudibus, Paris, PUF, 1980, p. 12.