2.3.2. Volonté et liberté

Chaque jour, nous expérimentons un sentiment qui nous accompagne de façon constante. C’est l’idée d’une valeur supérieure luttant contre l’attrait d’une autre valeur jugée inférieure. La liberté est cette force intérieure qui distingue l’homme intelligent de l’homme brut. Elle permet à ce dernier d’être responsable de ses choix et de ses actes. Il faut cependant, se demander si elle est différente de celle du sage stoïcien, qui doit laisser s’abattre sur lui toutes les forces de la nature. La liberté ne peut-elle pas être une qualité à acquérir par l’éducation ? Une valeur à réaliser, plutôt qu’une simple condition psychologique du jugement d’autrui ? Il est néanmoins normal qu’une différence soit établie entre la liberté considérée comme affranchissement intérieur, conquête et la liberté comme possession de soi-même par la réaction de la volonté contre les passions et les autres fatalités subjectives. La volonté est-elle seulement ce sentiment intérieur de faire ce qu’on veut ? de vivre ? de faire le bien ? Et l’homme libre est-il celui qui vit suivant les seuls conseils de la raison, c’est-à-dire qui n’est pas dirigé dans sa conduite par la crainte de la mort mais désire directement le bien, comme le préconise Baruch Spinoza ? Est-il ce sentiment de notre pouvoir de modifier notre propre caractère si nous le voulons ? C’est suivant ces interrogations que nous allons évoluer, en précisant ce qu’est, d’une part la volonté et d’autre part, la liberté.

- La volonté : La volonté est cette faculté de l’esprit qui permet à l’homme de réaliser son désir. La domination existentielle de la volonté sur le jugement de la raison manifeste l’insuffisance d’une éducation seulement intellectuelle ou doctrinale de la conscience, bien que nécessaire, et la centralité de l’éducation existentielle du vouloir, surtout dans ses deux premiers mouvements: l’amour et le désir. L’éducation de la personne ne peut pas provenir en premier lieu de la science, de la philosophie et des livres. L’expression désenchantée d'Aristote, selon laquelle connaître sert peu, ou pas, à la vertu que l’on acquiert en agissant bien, doit être à nouveau rappelé malgré l’hyperbole qu’il contient. L’éducation morale dans une large mesure provient des individus et des communautés qui incarnent des bonnes formes de vie, des exemples et des modèles vivants qui incitent à la participation. Avant de revenir à la conception que Jacques Maritain en fait, il faudrait d’abord la définir comme :

‘« Une action qui est essentiellement déterminée par l’aboutissement d’une certaine sorte d’intention préalable du sujet, intention par laquelle, il se propose initialement de ne choisir l’action qu’il accomplira que lorsqu’ il aura pu fonder ce choix sur une appréciation comparée des différentes actions dont il sera arrivé à découvrir qu’elles lui sont possibles. » 357

A la suite de cette vision de la liberté, il fait une comparaison entre l’humanité de l’homme et celle de l’animal vivant à la fois par les sens et l’instinct. La volonté humaine a pour éclairage la lumière de la raison, dans la mesure où cette lumière l’aide à assumer intelligemment la dimension animale qu’il porte. Contrairement aux instincts et aux tendances qui referment l’homme sur lui-même, la volonté le conduit à se donner librement à des êtres qui sont pour lui comme d’autres lui-même358. La volonté devient donc cette faculté de l’homme, cette puissance de l’amour dont l’intensité se transforme en action. Par ailleurs, l’idée d’amour implique indubitablement celle de gratuité et celle de liberté. De part son intelligence, sa volonté et son autonomie, l’homme est capable de poser des actes libres, qui ne sont influencés ni par ses instincts qui le rapprochent de l’animal, ni par la société qui le transformerait en simple automate.

Vouloir, c’est un mouvement vers… une tendance, un désir. Mais celui qui ne fait que désirer purement, ne veut rien. Il espère seulement que la chose désirée s’obtienne sans sa participation. On aspire à quelque chose qu’on s’est représenté volontairement. Ainsi, toute volonté est toujours volonté de quelque chose. Elle se vit dans sa réalité concrète et tend toujours vers une fin. On verra toute la tradition antique réfléchir sur la finalité de tout acte volontaire dans son objet. Durant l’antiquité tardive, la volonté sera définie par saint Augustin comme une intention, qu’il assimile à une faculté de l’âme en tant que cause et origine des actions. Elle exprime, en fait, un des aspects fondamentaux de l’être :« Etre c’est vouloir ; être c’est pourvoir conformément à une représentation de soi dans le mouvement de la volonté, devenir soi-même.»359 La représentation devient ainsi le fondement de la volonté en ce qu’elle éclaire cette volonté et exprime ce qu’il faut vouloir. S’inscrivant dans la tradition classique, René Descartes posera les fondements d’un nouveau statut de la volonté. Vouloir et voir sont nettement séparés en l’homme. Dès lors, si la volonté se définit comme le libre arbitre, en tant que puissance de nier ou d’affirmer ce que l’entendement propose comme vrai ou faux, en tant que puissance de poursuivre ou de fuir ce que l’entendement propose comme bon ou mauvais, elle signifie plutôt « une pure spontanéité, une puissance indéfinie indivise à l’image de la volonté divine, un pouvoir de refus, indifférence positive, telle que nous ne puissions choisir le parti contraire absolument parlant. Je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire.»360 Selon Jacques Maritain, la tâche de l’éducation doit être de se concentrer sur la formation de la volonté des jeunes : « l’éducation devait se concentrer tout entière soit sur la volonté à discipliner selon quelque type ou patron national, soit sur la libre expansion de la nature et de potentialités naturelles. »361

La raison en son fond est pratique et la volonté n’est rien d’autre que la pratique. Mais Jacques Maritain ne fait pas d’amalgame entre volonté et intelligence. En ce sens, l’intelligence apparaît comme étant au dessus de celle-là : « Pour nous, nous pensons que l’intelligence est en elle-même plus noble que la volonté, parce que son activité est plus immatérielle et plus universelle. »362 suite à la volonté, la pureté de la raison n’a plus son site originaire dans la raison théorique qui éclairerait la volonté, mais dans la raison pratique, qui en est l’expression même. D’où l’avènement du concept de bonne volonté, comme étant la seule chose qui nous soit connue comme étant inconditionnellement bonne. La bonne volonté n’est pas cette volonté des choses bonnes, mais bonnes sont les choses que la volonté bonne veut. Elle ne se définit ni par le succès, ni par l’utile, ni par conformité à une certaine représentation du vrai, mais elle est cette volonté d’agir par pur respect de la loi morale. Jacques Maritain s’inspire de l’analyse kantienne, mais il prend la peine de la rapprocher de la conception paulinienne, en affirmant que « la liberté d’indépendance qu’est la volonté, pour mieux la caractériser dans son rapport avec les aspirations de la personne, nous pourrions aussi l’appeler volonté d’exaltation et en un sens non pas kantien mais paulinien, liberté d’autonomie.»363 La volonté en tant que forme est son seul et unique contenu. Elle constitue sa propre fin : « il n’y a dans la dernière et suprême instance, aucun être que le vouloir.»364 Jacques Maritain ne cache pas sa déception de voir que la pédagogie n’arrive pas à équiper la volonté chez les jeunes : « tandis que le système pédagogique des écoles et des universités réussit en général à équiper assez convenablement l’intelligence de l’homme pour la connaissance, il semble échouer dans la tâche principale, celle d’équiper la volonté. Voilà une singulière malchance. »365 Laisser les gens exprimer leur volonté par rapport à l’orientation qu’ils veulent assigner à leur nation ou à leur existence, c’est l’une des expressions de la démocratie et du développement.

- La liberté : Au sens primitif du terme, est libre « l’homme qui n’est pas esclave ou prisonnier. La liberté est l’état de celui qui fait ce qu’il veut et non ce que veut un autre que lui ; elle est l’absence des contraintes étrangères. »366 La liberté est donc cette absence de contrainte s’imposant à l’homme. En ce sens, on est libre de faire tout ce qui n’est pas défendu par la loi et de refuser de faire ce qu’elle n’ordonne pas. L’aspect sous lequel la question de la liberté se pose de façon concrète, concerne le cas où la personne est contrainte d’abandonner ses convictions initiales pour poser des actes qu’elle désapprouve intérieurement. C’est dans l’Ethique à Nicomanque qu’Aristote fait l’analyse de ce concept riche mais ambigu, analyse qui sera reprise par Jacques Maritain. Celle-ci montre d’abord ce que n’est pas la liberté à savoir : la contrainte. Pour cela, il distingue deux sortes de contraintes : les actes accomplis malgré soi et la privation de la liberté. D’abord, sont définis comme des actes accomplis malgré soi, les mouvements corporels dont le principe est extérieur au sujet et auxquels celui-ci ne concourt en rien, même pas en y consentant intérieurement. Ce sont donc des mouvements corporels qu’une puissance supérieure fait subir à un agent contre sa résistance physique367. Ensuite, c’est le cas de la contrainte, qui est une forme de privation de la liberté. Jacques Maritain caractérise la personne par l’indépendance et par l’autonomie. Mais ce n’est pas n’importe quelle indépendance ni, n’importe quelle autonomie. C’est toute une conception de la liberté et de l’autonomie qu’il développe en s’appuyant toujours sur la conception personnaliste de l’homme. Cette indépendance n’est pas à confondre avec celle d’un oiseau qui vole « librement » dans les airs. C’est, en effet l’indépendance libre d’un être spirituel et intelligent, capable de donner un sens à son destin. Et le libre arbitre est considéré comme un moyen pour les hommes de se rendre libres, c’est-à-dire, de s’affranchir des contraintes qui pèsent sur eux. Il classe ces classe en deux catégories : « Les unes tiennent à la condition même de créature : l’homme, parce que crée, est soumis à une loi qu’il n’a pas faite et il ne peut surmonter cette servitude-là qu’en se divinisant, ou mieux, en se laissant diviniser par l’amour même qui l’identifie à la loi. »368  La deuxième série de servitude, vient du fait que l’homme a un caractère animal, ce qui le pousse parfois à agir, sans tenir compte de l’éclairage de la raison : « La personne humaine est engagée dans toutes les misères et les fatalités du corps, de l’hérédité, de l’ignorance, de l’égoïsme et de la sauvagerie des instincts. »369

Pour surmonter ces servitudes, la culture de l’autonomie et de la liberté de choix se présente comme l’une des voies à explorer. C’est la tâche que Jacques Maritain assigne à la vie politique : rendre les gens libres, à travers une conquête permanente de la personne. C’est dans cette conquête de la personnalité humaine que réside le dynamisme même de la liberté. Ce dynamisme est inspiré par deux formes distinctes : la forme sociale et la forme spirituelle. Dans la forme sociale, la vie civile a pour finalité, le bien commun terrestre, dont la valeur supérieure réside dans l’aide apportée à la personne humaine pour se dégager de la servitude de la nature matérielle et conquérir son autonomie. Et, dans sa forme spirituelle, elle implique la relation au Créateur. Loin d’être une simple acquisition humaine, la liberté est le résultat d’un combat existentiel : « L’homme ne naît pas libre, sinon dans les puissances radicales de son être : il devient libre; et en se faisant à soi-même la guerre et grâce à beaucoup de douleurs ; par l’effort de l’esprit et de la vertu, en exerçant sa liberté, il conquiert sa liberté.»370 Qu’elle soit d’ordre social ou spirituel, c’est la vérité qui délivre et qui rend libre. Un signal fort pour la recherche d’une émancipation digne ! La participation à la vie de la cité permet au sujet d’impliquer la communauté à la recherche de la liberté, du bonheur et du bien être social. L’histoire africaine est jalonnée d’absence de liberté à presque toutes les époques. La lutte pour le développement solidaire gagnerait à promouvoir l’accès des citoyens à l’émancipation personnelle et collective. Une émancipation à saisir non pas comme un aboutissement, mais comme une étape à laquelle chacun se pose la question de savoir quel genre d’engagement lui faut-il pour participer au développement de son pays ?

Jacques Maritain s’inscrit en faux contre toute forme d’éducation qui tenterait d’assimiler l’enfant à un animal où le dressage l’emporterait sur l’éveil, où la mémorisation l’emporterait sur les autres méthodes. Il admet que ceux-ci ont certainement leur place dans le champ éducatif, mais ils ne sont pas spécifiquement humain car ces procédés sont les plus efficaces pour les animaux. Il invite ainsi les éducateurs à un très grand respect pour l’âme et pour le corps de l’enfant, mais aussi à être attentif à ses sens et à ses ressources intérieures. Ils doivent avoir à son égard « une sorte d’attention aimante et sacrée à son identité mystérieuse, qui est une chose cachée qu’aucune technique ne peut atteindre. »371 C’est la raison pour laquelle, dans leur démarche éducative, les éducateurs ont le devoir de faire un appel constant à l’intelligence et à la volonté de l’enfant. Jacques Maritain est convaincu que chaque champ d’enseignement, chaque activité scolaire peut recevoir un perfectionnement intrinsèque et dépasser sa valeur pratique immédiate si on l’humanise de cette façon à travers l’intelligence. L’homme trouve son ultime accomplissement dans le respect scrupuleux des valeurs et des règles morales à partir desquelles se développe toute communauté humaine. Ces valeurs sont : la liberté, l’amour du prochain, la solidarité, l’égalité, et la tolérance. La vie morale qui fonde le civisme, exige une discipline à l’égard de soi et de son prochain. Cela au nom de la valeur suprême des intérêts de la nation, et au nom de l’appel intérieur invitant à l’obéissance, au respect de la vie, de la paix et de la joie d’exister. Parler de vie morale signifie faire allusion à un effort constant de transformation intérieure et croissante de la part du citoyen, en résistant de toute sa force et de toute sa volonté aux appels du mal, de l’égoïsme, de l’intolérance, de l’agressivité, du tribalisme ou du racisme. Dans le domaine de l’action morale, c’est la reconnaissance de la dignité humaine et de la loi de l’amour du prochain qui doit être à la base du travail en commun. Dans le domaine intellectuel, c’est la reconnaissance de l’apport des autres et des points de vue aussi différents qu’on voudra, ceux du physicien, du poète, du philosophe, du juriste, du théologien, qui peut faciliter l’éclosion de nouvelles réponses aux questions de la société en vue du bien commun, source d’une démocratie fondée sur la reconnaissance de chaque citoyen.

Notes
357.

R. LAFON, Vocabulaire de psychopédagogie et de psychiatrie de l’enfant, Paris, PUF, 1969, p. 715.

358.

Idem, p. 36.

359.

B. GWETHUYSEN, Anthropologie philosophique, Paris, Gallimard, 1980, p. 50.

360.

A. BERNARD, L’homme et son accomplissement, Kinshasa, Saint Paul, 1959, p. 258.

361.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 37.

362.

J. MARITAIN, Op. cit., p. 39.

363.

J. MARITAIN., Œuvres complètes, Vol. VII, Paris-Fribourg, Saint Paul, 1989, p. 85.

364.

Idem, p. 132.

365.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 39.

366.

A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1984, p. 559.

367.

Cf. THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, Vol. IV, Paris, PUF, 1991, p. 646.

368.

H. BARS, La politique selon Jacques Maritain, Paris, Editions Ouvrières, 1961, p. 29.

369.

Ibidem.

370.

Idem, p. 358.

371.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 27.