3. La société démocratique

Nous ne pouvons le nier, la pensée de Jacques Maritain a été fondamentalement influencée par les deux guerres qu’a connues le siècle contemporain. Pendant et après cette période, il n’a pas relâché son effort intellectuel. Bien au contraire, il s’est inspiré des situations difficiles pour donner au monde une réflexion humaniste qui restera gravée dans les annales de l’histoire. Dans cette perspective, il a développé une pensée politique dont la démocratie chrétienne constitue la colonne vertébrale. Il y a une série d’ouvrages qui caractérise cette démarche. On verra tour à tour apparaître : Les Droits de l’homme et la loi naturelle, Christianisme et démocratie, L’homme et l’Etat, Pour une philosophie de l’histoire etc. Selon Jean-Hugues Soret, ces ouvrages, qui approfondissaient la nouvelle donne créée par les victoires des démocraties occidentales, avaient pour but d’apporter des réponses suscitées par Humanisme intégral, mais qui n’avaient pas été développées372. Pour que le vrai sens d’une égalité sans égalitarisme et d’une amitié civile qui n’est point le don de la nature, mais une conquête héroïque de la raison et de la liberté se développe parmi les hommes dans cet ordre temporel pollué par les conflits, les faiblesses humaines, la perversité… il fallait que la sève de l’humanisme, le sens de l’égalité surnaturelle des appels à la vie divine et le sens d’une vraie charité fraternelle pénètrent cet ordre temporel pour le vivifier373. En effet, le réalisme de notre intelligence étant si faible, l’amour pour nos semblables si peu vigilant à cause de notre nature ou de nos blessures, il y a des risques forts, pour nous, de verser très rapidement dans les inégalités humaines. Ce sont des dérapages qui ne sont pas réservés aux anges, mais c’est tout homme qui peut en être victime. Ce qui justifie la nécessité d’une vigilance permanente.

Cette vigilance exige une éducation à l’éthique publique. Une éducation pouvant permettre aux citoyens de se faire une idée plus précise de leurs droits et de leurs devoirs, afin qu’ils soient aptes à participer effectivement à la transformation de l’histoire dont ils sont les premiers acteurs. L’éthique publique n’est pas un secteur indépendant de la dynamique sociale ou de la vie quotidienne d’un peuple. Sa manière de s’articuler dépend beaucoup de la situation générale de la culture, des convictions et des coutumes d’un Pays, qui se reversent sur les personnes dans mille directions diverses. Un élément central du climat culturel actuel est le passage de l’histoire à la nature, de l’historicisme dont le marxisme était une expression importante, à l’actuel naturalisme centré sur la physique et la biologie. Peut-être que les difficultés majeures d’entente et de collaboration ne regardent pas le domaine de l’éthique publique, mais celui des convictions intellectuelles et vitales, aujourd’hui largement façonnées et remodelées par la science. L’éducation à l’éthique publique, moment indispensable de la pédagogie de la personne, a la lourde responsabilité de régler ses comptes avec les échecs rencontrés par la pratique éducative héritée de la colonisation en Afrique. Il est curieux d’observer la peu d’intérêt que les écrivains africains contemporains semblent accorder très peu d’attention au problème de l’éducation. Le libéralisme politique, accaparé par la question du contrat social, ne regarde rien d’autre et confine chaque pédagogie à ce qui semble répondre à ses « intérêts » et non pas ce qui permet aux peuples de retrouver un la liberté. On retrouve une forme de réflexion pédagogique qui s’intéresse aux questions relatives à l’éthique publique, sans donner aux citoyens les moyens humains et intellectuels leur permettant de connaître effectivement leurs droits et leurs devoirs. Ce manque est objectivement aggravé et rendu plus difficile par l’énorme abondance de savoir fragmentaire et du torrent d’informations qui se précipitent sur le sujet, en le désorientant. L’éducation de la personne dans une société dans laquelle le savoir croît d’une manière exponentielle devient un devoir plus difficile que jamais.

Concernant la vision démocratique, Jacques Maritain essaie de défendre une démocratie saine qui doit permettre à tout le peuple de participer à la réalisation du destin national. Il le dit de la manière suivante : « Quand une démocratie est saine, la vie politique y émane du fond du peuple. Quand une démocratie se désagrège, la vie politique devient l’apanage d’une oligarchie de spécialistes et se sépare de plus en plus de la vie profonde du peuple. Ce peuple garde toujours ses vertus de civilisation, d’humanité, de labeur patient de charité fraternelle. »374 De fait, une conception réaliste de l’égalité de nature, si elle doit s’établir parmi les hommes avec assez de fermeté pour agir efficacement sur les hommes de notre temps, peut trouver dans le personnalisme une source d’inspiration, en vue de la mise en place d’une politique responsable et d’une démocratie où chaque citoyen est considéré pour ce qu’il est et non pour ce qu’il a. Si le citoyen a l’obligation morale de participer à la gestion politique et à la construction de son pays, et s’il a le devoir de connaître les lois qui règlent les rapports entre les citoyens et l’Etat dans son pays, il a aussi le droit et le pouvoir d’exiger de ses dirigeants politiques de mettre sur pied des institutions qui soient conformes à ses désirs et aspirations. Mais le plus important ne consiste pas seulement à poser des revendications, mais aussi, à comprendre le sens de la démocratie, ses vertus et ses limites.

Notes
372.

J.-H. SORET, Philosophies de l’action catholique. Blondel-Maritain, Paris, Cerf, 2007, p. 385.

373.

J. MARITAIN, Christianisme et démocratie, Paris, Desclée de Brouwer, 1989, p. 67.

374.

J. MARITAIN, « A travers le désastre » in, Oeuvres complètes, T. VII 1939-1943, Paris-Fribourg, Saint-Paul/Editions Universitaires, 1988, p. 361.