3.1.2. Les limites de la société démocratique

S’il est difficile à un individu de mener une vie constamment morale, il l’est encore plus pour un groupement humain composé d’humeurs et de caractères divers. Il est donc peu évident de faire preuve, à tout instant et en toute chose, d’un esprit démocratique dans son comportement. Dans une démocratie, on peut aussi parler de la gestion sociale la plus difficile à réaliser, car les dirigeants peuvent parfois imposer des ordres suivant leur propre vision et, sans rencontrer la moindre discussion réelle, juste en se fondant sur leur majorité. « A côté des ces difficultés réelles liées à la compréhension de la théorie démocratique en terme de « débats d'idées » et de « gouvernement par le peuple » il y a d’autres difficultés relatives à la gestion de la société démocratique. »380 Tel est le cas de la gestion du temps.

- La gestion du temps : L’une des limites reconnue à la pratique démocratique est la gestion du temps. La démocratie exige un grand effort moral et un long processus de négociations laborieuses, allant parfois jusqu’à perdre beaucoup de temps avant de parvenir éventuellement à un consensus, contrairement à la dictature, qui impose impérieusement ses orientations, sans se laisser arrêter par le moindre obstacle. Dans ce processus de négociation, chacun a le droit d’exprimer sa vision des choses. Parfois, même les tapageurs ont ce droit et l’on est obligé de les écouter aussi. C’est certain, la pratique démocratique exige de la patience. La conséquence est que, en plus de la fatigue physique qui entraîne la baisse du rendement intellectuel, il y a une très grande perte du temps. Ce défaut est souvent dénoncé dans la démocratie traditionnelle africaine qui ne semble point connaître de limite de temps dans ses longues palabres. Cette pratique s’accentue encore avec la conception africaine du temps qui est cyclique et non linéaire381. Ce défaut n’est cependant pas spécifique à l'Afrique. Dans les sociétés modernes, toute discussion importante prend du temps. C'est le cas en Afrique comme en Occident. Des débats parlementaires, des Cours et Tribunaux, des tables rondes ou des Conférences Nationales peuvent prendre des jours, voir des mois entiers, où la prétendue majorité finit par imposer ses vues, parfois fondées sur le sentiment et non sur la raison discursive.

- La tyrannie de la majorité 382  : La question de la tyrannie que la majorité impose à la minorité pour asseoir son pouvoir dépasse parfois les limites du supportable. Ce n’est pas pour rien que dans certaines démocraties avancées, on légifère pour accorder aux minorités qui n’ont pas le droit de donner leur avis, quelques droits pouvant leur permettre de s’exprimer dans la société. Sur ce sujet, le point de vue de Jacques Maritain n’est pas éloigné de celui que défend John Hallowel. Pour le penseur de la démocratie chrétienne, il est évident qu’on ne doit pas permettre à la majorité de faire n’importe quoi, au risque de tomber dans un totalitarisme qui ne dit pas son nom. Sa position se clarifie lorsqu’il s’attaque à la démocratie rousseauiste qu’il qualifie de bourgeoise :

‘« naturellement comme tout se détraque aussitôt et que cependant il faut vivre et qu’au surplus la classe bourgeoise a besoin de l’ordre pour prospérer dans les affaires, la dialectique de cette démocratie conduit à la formule du Contrat social : « trouver une forme d’association par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » ; et de là, elle conduit au mythe de la Loi expression du nombre, non de la raison et de la justice ; au mythe de l’autorité considérée non seulement comme provenant de la multitude, mais comme constituant l’attribut propre et inaliénable de celle-ci ; et de là finalement à la dictature populaire. » 383

La pratique démocratique se fonde sur l’importance numérique des membres participants. La décision qui est le fruit des voix du grand nombre de personnes est parfois sujette à caution. L’emportant, la majorité est autorisée à appliquer et à faire passer son programme politique selon son gré et la minorité contrainte à la soumission : « de cette façon, la démocratie se présente, quoi que de façon peu visible, comme une tyrannie de la majorité effrayante.»384 Elle est plus effrayante encore si cette majorité est incompétente, non informée, non éduquée et mue par des considérations plus sentimentales qu’objectives. Le vote peut ouvrir la voie à l’autodestruction d’une société lorsque la population analyse mal une situation. C’est ainsi qu’on verra l’Allemagne porter démocratiquement Adolphe Hitler au pouvoir. Aujourd’hui, c’est le Hamas385 qui a été porté démocratiquement au pouvoir par le peuple palestinien. En Afrique, c’est au nom de la légitimité démocratique que les Présidents Idris Deby, du Tchad, et Paul Biya du Cameroun se sont permis de modifier la constitution de leurs pays pour devenir des Présidents à vie. En République Démocratique du Congo, les députés exigeaient qu’une guerre soit déclenchée contre le mouvement insurrectionnel du Cndp386, alors que toutes les voies du dialogue n’étaient pas encore explorées. Les exemples abondent, mais le plus pathétique demeure celui du Zimbabwe, où Robert Mugabe387, fort de sa popularité, foule aux pieds les règles les plus élémentaires des Droits Humains au nom de la légitimité populaire, dont la conséquence est l’anarchie.

- La tendance à l’anarchie : Des comportements excentriques au nom de la liberté individuelle et les accentuations de cette liberté font oublier les limites de la liberté. Bien des gouvernements demeurent perplexes face au déferlement sans précédent de toute sorte de maladies sociales, liées pour la plupart à des cris lancés en faveur de la liberté de l’individu, même si la société entière exprime vivement le souci d’une gestion rigoureuse, pour le bien être de tous. Cela rend la décision délicate et difficile à prendre, car une démocratie molle peut déboucher sur l’anarchie comme une démocratie forte peut flirter avec la dictature. Le malheur de la démocratie anarchiste est :

‘« qu'elle a cherché sans toujours le savoir elle-même, une chose bonne sous les espèces d'une erreur : la déification de l’individu fictif et fermé sur lui-même, irresponsable sinon envers sa propre dignité et si clos dans son absolu qu’il lui faut ignorer toute oeuvre commune. La contradiction dont meurt cette pseudo démocratie est d'être anarchiste ou de refuser en principe tout droit des hommes d'être obéis d'autres hommes.» 388

Il y a cependant une autre forme de démocratie que celle de Rousseau. C’est la démocratie de la personne et de l’œuvre commune, vers laquelle tend le mouvement ascensionnel de l'histoire, « c'est pour elle que tant d'hommes courageux ont donné leur vie. Ce serait une folie et un grand désastre que de rejeter dans une réaction aveugle contre les erreurs du XIX ème siècle, la démocratie communautaire-personnaliste.»389 Celle-ci souligne la responsabilité de la liberté individuelle par rapport aux autres libertés individuelles. L’éducation pourrait en ce sens, jouer le rôle de premier plan dans la consolidation de la mentalité démocratique.

Notes
380.

P. NGOMA BINDA, La démocratie en Afrique, Kinshasa, Presses Africaines Pour la Paix, 1992, p. 35.

381.

Le fait de se persuader que, si on ne fait pas une chose aujourd’hui, on le fera demain est une source de retard dans l’exécution de plusieurs projets de développement. Il est temps, que les Africains « cessent de penser à un passé mythiquement glorieux, pour se tourner vers la modernité en essayant d’intégrer, sans arrière pensée, le processus de la modernité. » Cf. Ibidem.

382.

Cette expression est du politologue J. Hallowel que nous citons en bas. Nous avons choisi de l’utiliser pour dire combien la loi de la majorité prend parfois des allures tyranniques. Lorsqu’on se rend compte que la plupart des régimes qui ont laissé des blessures incurables dans l’histoire de l’humanité sont issus des élections démocratiques, un regard relatif sur le fonctionnement démocratique devient comme une nécessité.

383.

J. MARITAIN, Christianisme et démocratie, op. cit., p. 213.

384.

J. HALLOWEL, Les fondements de la démocratie, Paris, Nouveaux Horizons, 1977, p. 93.

385.

Mouvement terroriste palestinien qui fonde sa vision politique sur les attentats et le refus de la reconnaissance de l’existence d’Israël comme Etat indépendant.

386.

Congrès National Pour la Défense du Peuple. Mouvement politico-militaire que dirige le Général dissident Laurent Nkunda.

387.

Président du Zimbabwe depuis 1979, année de l’indépendance du pays, jusqu’aujourd’hui. Ses dérapages xénophobes et racistes ont poussé les institutions internationales a rompre leurs relations avec son pays.

388.

J. MARITAIN, Les Droits de l’homme, Paris, Desclée de Brouwer, 1989, 1963, p. 221.

389.

Ibidem.