3.2.2.1. L’Enfant, le Maître et l’Etat

Alain a présenté le rôle de chaque acteur de l’éducation. Il souhaite qu’une limite soit tracée au sujet des responsabilités de chacun en matière d’éducation. L’Etat, la famille, l’enfant, le maître : chacun est appelé à assumer ses responsabilités, sans empiéter sur celles de l’autre. Concernant le rôle du maître et de la famille, il déclare que « les parents sont les parents de leurs enfants et les maîtres sont les maîtres de leurs élèves : que chacun soit bien ce qu’il doit être. L’écolier n’a pas à être scruté en permanence par la sollicitude solidaire et inquisitoriale des éducateurs, des psychologues et des parents. »409 Le maître n’est ni le délégué des parents ni le mandataire de la société des échanges. Il est un fonctionnaire public, dont la mission et le statut sont fixés par les lois et règlements de la République. L’autorité du maître ne repose qu’en lui-même. En effet, Alain soutien que le rôle de l’Etat ne consiste pas à empêcher au maître de faire son travail d’instructeur, mais de l’aider à l’accomplir pleinement. Il conseille donc à l’enseignant d’obéir à l’Etat quand c’est nécessaire et de résister quand il le faut : « quand la machine administrative et les idéologues qui l’inspirent détournent l’institution de sa fin, le maître a le droit et le devoir de le dire fortement. »410 Si pour Alain, le rôle de chaque agent de l’éducation est spécifique et précis, Jacques Maritain trouve qu’il y a une complémentarité à assumer par les différents acteurs. Toutefois, l’enfant reste le principal agent de l’éducation. Les autres ne sont que des partenaires, qui doivent l’aider à devenir une personne accomplie.

- L’enfant : agent principal de l’éducation :Tous les systèmes éducatifs du monde ont pour objectif de transmettre aux enfants des connaissances, des savoirs et une culture commune. Mais cet objectif est atteint à des degrés divers selon les pays et les priorités. Au sujet de l’aide à apporter à l’enfant, Jacques Maritain compare le maître à un médecin qui exerce un pouvoir causal effectif sur le patient, qu’il réussit à guérir en aidant la nature et en coopérant avec elle. A l’instar de la médecine, l’éducation est un ars cooperativa naturae. La nature de l’apprenant joue un rôle déterminant dans le processus éducationnel. Le maître n’a qu’un seul rôle à jouer, c’est celui qui consiste à éveiller l’esprit de l’enfant. C’est ce que Jacques Maritain appelle : rôle de causalité. Le maître l’effectue dans la coopération étroite avec l’enfant. Affirmer que l’enfant est l’agent principal de son éducation signifie que l’œuvre des éducateurs consiste à lui donner les moyens qui lui permettent d’œuvrer pour son propre développement social, humain et intellectuel, en y participant intensément. A la suite de Jacques Maritain, Gianna Pallante soutient que, « la tâche principale de l’éducation est d’aider au développement dynamique par lequel l’homme se forme lui-même et de préparer l’enfant à s’instruire pendant toute sa vie.»411 Nous constaterons que même les éducateurs habiles, dévoués et consciencieux ne peuvent aboutir à grand chose si l’enfant ne participe pas activement à sa formation. Or à lui seul, il ne peut se donner ce qu’il n’a pas, c’est pourquoi la présence du maître demeure indispensable. Sa spontanéité a besoin d’être aidée et guidée.

- Le rôle du maître : La place du maître est prépondérante dans tout processus éducatif. Bien que l’enfant en soit l’agent principal, le maître demeure la cause efficiente. Son rôle est nécessaire car il est « un agent réel, bien qu’auxiliaire seulement et coopérateur de la nature, une cause dont le dynamisme propre, l’autorité morale et la direction positive sont indispensables.»412 Même si le maître joue un rôle important, son intervention dans le développement de l’apprenant ne peut effectivement pas suppléer la liberté et la volonté de celui-ci. C’est cette corrélation qui exige le savoir-faire pédagogique du maître qui éduque l’enfant en développant ses énergies spirituelles de discernement et de création. L’amour de la vérité et de la justice, simplicité et ouverture à l'existence, probité vis-à-vis du travail, sens de la coopération, sont pour résumer les dispositions fondamentales de l'éduqué en qui se trouve l'agent principal de l'éducation. Les activités de l'éducateur s'appuient donc entièrement sur ce terrain dans lequel sont enracinées ces dispositions, qui sont la base même de l'œuvre de l'éducation. Tout l'art du maître trouve là, dans l'esprit de l'élève, les conditions et les limites de son exercice. Cette conception de la relation éducative est proche de la notion d'enveloppement chez Martin Buber, pour qui l'éducateur doit éprouver ce qu'il appelle « l'expérience de la partie adverse ». « L'homme dont la profession est d'influer sur l'être de créatures qui se laissent déterminer dans la vie dialogique, doit toujours recommencer à éprouver cette action qu'il exerce. C'est pourquoi, « l'éducateur se trouve aux deux bouts de la situation commune » : du côté de l'action qu'il exerce en tant qu'éducateur et, en même temps de l'autre côté, dans l'expérience de celui qui est éduqué. La posture du maître ici se fait aussi « enveloppante » : tout en laissant une place essentielle à l'élève, elle accorde au maître un rôle déterminant dans la mesure ou son action embrasse en quelque sorte les deux pôles de leur relation mutuelle. Après avoir dégagé les dispositions fondamentales de l'élève, Jacques Maritain dégagent ainsi ce qu'il appelle « des normes fondamentales de l'éducation » à l'égard cette fois de l'activité du maître. Il propose cinq règles pour guider l'agir de l'éducateur, ou plutôt « l'art du maître ».

La première des règles qu'il avance est, de manière logique, « d'encourager et favoriser les dispositions fondamentales qui permettent à l'agent principal, - à l'enfant, - de grandir dans la vie de l'esprit. »413 Le rôle du maître est d'encourager l'élève. Concrètement, cela signifie de libérer, d'éclairer « les bonnes énergies » au détriment des mauvaises. La répression peut être nécessaire mais c'est un moyen secondaire de l'éducation humaine. La tâche la plus élevée du maître est avant tout une tâche de libération. Cette libération, qui sera l'objet de la quatrième règle, passe par la maîtrise de la raison sur les choses apprises et par la primauté de la connaissance réelle sur le simple exercice des faculté. Pour libérer l'activité naturelle de l'esprit de l'élève, il faudrait donner à l’enfant les moyens de découvrir les potentialités qui sont en lui. Une manière de le « rendre attentif à ses propres ressources et à ses propres capacités. »414 C'est dans ce travail que réside selon Maritain « l'art véritable » de l'éducation. L'art du maître est alors de conduire l'élève à se prendre lui-même comme un ouvrage entre ses mains, et faire de sa vie une œuvre, oeuvre qu'il est le seul à pouvoir accomplir. Si l'œuvre la plus importante dans l'éducation est pour l'homme de s'accomplir en tant qu'homme, il n'est pas étonnant que la seconde règle énoncée soit de « centrer l'attention sur les profondeurs intérieures de la personnalité. » L'apprendre ne consiste pas seulement dans la possession de connaissances « extérieures » à nous, mais s'enracine dans le fond dynamique, actif de l'être. L'acte d'apprendre repose non sur des objets à acquérir mais sur des forces internes à développer. Sans négliger les savoirs conventionnels, il conclut que le réveil de la créativité de l’apprenant est au cœur de toute pratique pédagogique qui voudrait participer à la transformation de la mentalité sociale : « la grande chose c'est l'éveil des ressources intérieures et de la créativité. »415 L'information, l'érudition, la mémorisation, la culture uniquement livresque restent insuffisantes à elles seules, et occupent une place secondaire par rapport à cet éveil.

Il s’efforcera d’éveiller chez eux la passion de la vérité, car le premier but de l’éducation est la vérité à connaître. Il doit être conscient que, si ses interrogations peuvent soulever des problèmes sans les résoudre : cela risquerait de devenir comme un poison nocif, susceptible de remettre en cause tous les efforts fournis pour transmettre une éducation digne. Sans négliger la mémoire, il insistera sur la compréhension. Pour tout enseignant oeuvrant dans une société démocratique, la passion de la vérité, l’éveil de l’intelligence par la compréhension plutôt que par la mémorisation, une ferme autorité doublée d’un amour respectueux de la liberté, une capacité de s’adapter à chacun et une bienveillante présence auprès des enfants constitueront la préoccupation majeure. Etant donné que son action s’inscrit dans une dynamique de construction sociale, le travail du maître nécessite un accompagnement et un soutien de l’Etat. A lui tout seul, il ne peut parvenir à grand chose. Mais, avec le soutien de l’Etat, des apprenants et des autres corps sociaux, les chances de voir sa mission réussir deviennent encore plus grandes.

- L’État : En attribuant à l’État le droit de s’occuper de l’éducation, on reconnaît que celui-ci ne doit pas jouer le rôle d’un simple spectateur. L’Etat doit jouer un rôle important pour permettre l’éclosion d’une société qui sait ce qu’elle veut et où elle va. L’action de l’Etat dans le système et le processus éducationnels se manifesteront de deux façons différentes : l’aide et la supervision pédagogique. Le financement de l’État en faveur des institutions scolaires ira croissant et ce processus qui implique la relation entre l’État et l’école se passera dans la liberté et pour la liberté. Dans un État démocratique, les familles, les Eglises, les corps de métiers peuvent créer des associations libres et responsables, qui doivent s’occuper de l’éducation de leurs membres. Le principe pluraliste est à valoriser, dans la mesure où il accorde aux divers groupes la plus grande autonomie et fonde l’autorité supérieure de l’État sur la reconnaissance des droits desdits groupes, en permettant à chacun d’apporter sa contribution à l’édification du chantier du développement. Un dialogue franc et coopératif entre les différents groupes constitués demeure nécessaire, afin de permettre au principe pluraliste d’être concrètement appliqué. La concertation doit permettre à l’État et aux associations des parents d’élèves et celles des étudiants de s’entendre sur les questions de fonctionnement et de gestion. Enfin, l’État prendra en compte le rôle des Syndicats ouvriers et des autres organisations. Car il est impossible à une société de devenir démocratique si l’école ne l’est pas. C’est le rôle de l’Etat d’encourager les acteurs de l’éducation à évoluer dans ce sens. C’est vrai : « une société n’est réellement démocratique que si l’école forme réellement des démocrates. Une pédagogie autoritaire risque de faire des êtres soumis ou des révoltés, une pédagogie laxiste des irresponsables. »416 L’Etat doit être mis à contribution pour que cette aventure porte tous ses fruits. Mais au delà de ce soutien étatique, c’est la pratique pédagogique qui a besoin d’être professionnalisée dans son ensemble.

Notes
409.

Y. LORVELEEC, Alain philosophe de l’instruction publique. Eléments pour une critique de la pédagogie, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 42.

410.

Y. LORVEVELLEC, Op. cit., p. 54.

411.

G. PALLANTE, Une éducation libérale pour la démocratie, op. cit., p. 62.

412.

J. MARITAIN Op. cit., p. 46.

413.

Idem, p. 72.

414.

Ibidem.

415.

Idem, p. 77.

416.

J. DEWEY, Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 1975, cité par O. REBOUL, La philosophie de l’éducation, op. cit., p. 75.