4.2. Repenser le système éducatif

Dans une société où les valeurs culturelles jouent un rôle de plus en plus déterminant dans le processus de développement de la personne, l’éducation a une responsabilité. Celle-ci concerne sa participation dans la lutte contre la pauvreté, le sous-développement, la dépendance culturelle et économique438. Les échecs rencontrés par le système éducatif en Afrique pour la construction d’une société juste et démocratique pour le développement, justifie la nécessité de repenser ce système pour leur permettre de s’adapter aux mutations en cours, sans toutefois renier les valeurs fondamentales de la culture africaine. En revanche, il faudra tenir compte des pressions des organisations des Droits de l’Homme qui postulent, à raison, que l’éducation de base pour tous, et plus particulièrement à l’égard des familles vulnérables et démunies, doit devenir une réalité incontestable dans tous les pays en voie de développement, en particulier dans les pays d’Afrique. Néanmoins, il y a des éléments de la culture africaine qui nécessitent une véritable remise en cause. Tel est le cas du rôle et de la place de la femme au sein de la société, du droit des enfants au bien être, à l’éducation et à la santé, ou encore cette vision hiérarchique où c’est le plus âgé qui a toujours raison. La loi de l’histoire est ainsi faite et les sociétés africaines n’y peuvent rien. Pour évoluer, il faut se remettre en cause, s’adapter et s’ouvrir. La sagesse est une couronne à conquérir par chaque citoyen. L’école se présente ainsi comme le moyen d’accéder à cette couronne. Un tremplin qui permet d’accéder à cette place qui ne se donne pas comme un gâteau sur la table, mais qui nécessite un certain effort. Il faut déplorer, qu’aujourd’hui l’école soit perçue comme la voie d’accès aux diplômes qui permet de postuler aux postes de responsabilités financièrement intéressants dans les institutions étatiques, ou dans les grandes entreprises. Plutôt que d’être un lieu de réflexion pour le développement, elle est plutôt devenue un lieu de passage pour prétendre à diverses promotions. Ce qui n’est pas une mauvaise chose, mais l’essentiel doit se focaliser d’abord sur les compétences à acquérir.

Nous ne sommes pas le premier à estimer que l’instruction est la voie royale pour lutter contre le sous-développement. Déjà en 1961, les ministres africains de l’éducation nationale s’étaient péché sur la question à Addis-Abeba. Au cours de cette conférence, ainsi qu’aux autres qui lui ont succédées, ils ont noté la profonde aspiration des peuples d’Afrique à accéder au développement. Les statistiques fournies en ce moment montrent que 80 % de jeunes en âge d’aller à l’école ne fréquentaient pas encore les structures scolaires. Pour ce faire, la conférence s’était fixé l’objectif de scolariser 100 % des jeunes à l’horizon 1980, à travers un enseignement gratuit et obligatoire de l’enseignement de base439. L’objectif était noble mais dans les années 1968, une conférence similaire s’était tenue à Nairobi et les objectifs d’Addis-Abeba ont été maintenus, malgré la précarité des moyens financiers. Les deux conférences recommandaient le développement de l’enseignement secondaire, supérieure et universitaire, comme moyen efficace pour sortir du sous-développement. Après l’objectif 1980, c’était l’objectif 2000. Mais la réalité montre que jusqu’aujourd’hui la situation n’a pas sensiblement évoluée. Ce projet, malgré les échecs rencontrés, garde toute sa valeur et l’intuition de sortir les pays d’Afrique, qui font partie intégrante de ce projet du cercle du sous-développement par le biais de l’enseignement et de la formation, sans minimiser les autres voies, notamment économiques, politiques et culturelles demeure à notre avis, le seul moyen viable, pour la construction d’une société juste, démocratique, où chacun trouve sa place et mange à sa faim. Si la politique s’éloigne de l’éducation en Afrique et que les fonds, alloués à ces pays pour combattre l’analphabétisme sont utilisés rationnellement, ce que les autres ont réussi à faire, nous ne voyons pas pourquoi les pays africains ne pourraient y parvenir aussi, quelles que soient les difficultés à traverser. Il n’appartient nullement à l’école de résoudre tous les problèmes que pose le développement social. Toutefois, elle pourrait contribuer au changement des mentalités en vue d’une nouvelle dynamique de développement pour la construction d’une société libre, juste et prospère.

Au sujet de la promotion de la personne humaine, différentes associations se sont souvent exprimées de façon claire. Elles ont été conviées à participer à l’œuvre d’éducation pour l’édification d’un monde plus humain et plus juste. C’est le cas des Eglises, des Organisations Non Gouvernementales et des Organisations Internationales. En Afrique, le contraste entre la hauteur des aspirations et la précarité des moyens disponibles provoque un appel quasi général à la collaboration des organismes tiers. En Afrique, les Eglises chrétiennes se sont montrées plus pertinentes par leurs déclarations et leur participation au développement à travers la construction de plusieurs écoles et universités. Prenons le cas de l’Eglise catholique qui a toujours joué un rôle de leader dans la promotion de l’éducation par le canal de ses écoles et universités. Leur présence est venue redonner un nouveau souffle à un milieu scolaire et universitaire mis à mal par la mauvaise gestion des fonds, l’amateurisme administratif des responsables des établissements publics et une formation au rabais. C’est en ce sens que le pape Paul VI lançait un message à l’Afrique lors de son passage à Kampala en Ouganda en 1967. C’est à la suite de ce message que le pape manifestait l’attention de l’institution catholique au continent à travers la valorisation du système éducatif, seul gage de développement :

‘« Deux problèmes, en particulier attirent notre attention car ils nous paraissent urgents dans la situation actuelle de l’Afrique. Il s’agit d’abord de la nécessité de combattre au maximum l’analphabétisme. La faim d’instruction n’est en effet pas moins déprimante que la faim d’aliments : un analphabète est un esprit sous alimenté. Savoir lire et écrire, acquérir une formation professionnelle, c’est reprendre confiance en soi et découvrir que l’on peut progresser avec les autres. » 440

Depuis la seconde guerre mondiale, nous assistons à la montée des exaltations individualistes, et la concurrence est devenue le seul mode de développement à travers l’exaltation du pouvoir économique. Celui qui a beaucoup d’argent, c’est celui qui est sage et on peut l’écouter. Si quelqu’un n’a pas d’argent, il est responsable de sa misère et il n’a rien à dire au monde. Son seul devoir est d’écouter quand les autres parlent et d’acclamer lorsqu’ils finissent leurs discours.

Mais la seule initiative individualiste et le simple jeu de la concurrence ne sauraient assurer le succès du développement en Afrique. Ainsi donc, nous assistons à l’accroissement de la puissance des forts, à la confirmation de la misère des pauvres et à la servitude des opprimés. La croissance économique est considérée comme le seul et unique critère du développement, ce qui est pourtant discutable. Car, à notre avis, la croissance économique dépend fondamentalement du progrès social. C’est pourquoi « l’éducation de base est le premier objectif d’un plan de développement. L’alphabétisation est pour l’homme un facteur primordial d’intégration sociale aussi bien que d’enrichissement personnel, pour la société, un instrument privilégié de progrès économique et de développement. »441 La teneur de l’enseignement doit être adaptée à la situation concrète de l’Afrique. Mais un intérêt particulier devrait aussi être porté à l’endroit du monde rural, qui forme le secteur le plus important d’activités et regroupe une grande majorité des populations d’Afrique. Le travail d’éducation ne peut s’y faire sans l’implication des Organisations Internationales, suite à l’insuffisance des ressources humaines au sein des pays. La question de l’éducation y est plus qu’un appel du désert, car la réalité du monde actuel, qui met plus d’accent sur l’avoir que sur l’être de la personne avance avec une science qui laisse de moins en moins de place à la conscience. Seule la construction d’un monde solidaire, plus humain et plus juste442, permettrait à l’Afrique de se rapprocher progressivement du train du développement.

Notes
438.

La culture est un élément important dans le processus du développement. Pour le développement de l’Afrique, cet élément ne peut être ignoré. Cette conception est un prolongement logique de l’enseignement de Maritain qui associait le développement à la culture et à l’humanisme. « Il est entre deux conceptions de l’humanisme : car dire culture ou civilisation, c’est dire bien commun terrestre ou temporel de l’être humain, s’il est vrai que la culture est l’épanouissement de la vie proprement de la vie humaine, comprenant non seulement le développement matériel nécessaire et suffisant pour nous permettre de mener une droite vie ici bas, mais aussi et avant tout le développement moral, le développement des activités spéculatives et des activités pratiques, qui mérite d’être appelé en propre un développement humain. En ce sens là, il n’est pas de culture qui ne soit humaniste. Une position essentiellement anti-humaniste serait une condamnation absolue de la culture, de la civilisation. »J. MARITAIN, Du régime temporel et de la liberté, Paris, Desclée de Brouwer, 1933, p. 96.

439.

Cf. G. BLARDONE, « Le tiers monde à l’écart du développement » in, Le développement, la justice et la paix. 54 ème semaine sociale Nantes 1967, Lyon, Chronique sociale de France, 1967, pp. 25-52.

440.

PAUL VI, Populorum Progressio. Le développement des peuples, Lyon, Saint Paul, 1967, p. 49.

441.

Idem, p. 51.

442.

J. MARTITAIN, Sort de l’homme, Paris, La Baconnière, 1943, p. 112. Voulant montrer que le but ultime des hommes au pouvoir n’est pas seulement de gouverner, mais de rendre les autres heureux, Jacques Maritain déclare : « Parce que, la bonne vie sur la terre n’est pas la fin absolument dernière de l’homme, et parce que la personne humaine a une destinée absolument supérieure au temps, le bien commun politique comporte une relation intrinsèque, à la fin absolument dernière des membres de la société, de telle sorte que la communauté politique devrait , au plan temporel et comme par dessous, aider chaque personne humaine à conquérir sa liberté définitive et à réaliser sa destinée finale. Si le but de la politique est le bien commun, la paix – une paix constructive, s’efforçant à travers le temps d’émanciper l’homme de toute forme d’esclavage – est la santé de l’Etat, et les organes de justice distributive, sont le pouvoir principal de l’Etat. »Pour Jacques Maritain, les biens de la nation ne doivent pas seulement profiter aux seuls gouvernants, mais à tous les citoyens. Cette réflexion intéresse particulièrement les peuples d’Afrique, et surtout les dirigeants. Mais pour aider ces derniers à vivre un véritable pouvoir fondé sur cette justice distributive, nous devons, par le canal de l’éducation, conscientiser la population sur ses droits et ses devoirs.