III ème partie
une pédagogie pour la libération de l’homme et des peuples : Paulo Freire

Introduction

La partie qui nous intéresse s’inscrit dans une logique de réflexion sur la possibilité de mise en place d’une nouvelle philosophie de l’éducation pour le développement en en nous appuyant sur la méthode analytique et critique proposée par Paulo Freire. Une méthode fondée sur la problématisation de la réalité historique, en vue de suggérer une pratique innovante fondée sur la prise en compte des aspirations légitimes des populations locales. Après une deuxième partie consacrée à la philosophie de l’éducation de Jacques Maritain, nous avons pu constater que cette vision présentait quelques limites. Il était alors nécessaire de nous tourner vers la démarche critique de Paulo Freire qui a su mener plus loin l’analyse à travers le questionnement de l’histoire des populations locales. Classé parmi les plus grands praticiens de la pédagogie de notre époque, il s’est laissé inspirer par la réalité des populations pauvres du Brésil et de l’Amérique latine, après s’être abreuvé à la source de plusieurs courants philosophiques, notamment le marxisme, la théologie de la libération, la pédagogie de Célestin Freinet etc. Il a su s’interroger sur la pédagogie humaniste en vue de la parfaire, de l’innover et de l’adapter à la réalité du monde en développement. Cette influence reçue de l’humanisme454 l’a conduit à plaider pour une pédagogie de l’autonomie qui devrait aboutir à la libération de l’homme, non seulement de l’ignorance intellectuelle, mais de toutes sortes d’oppressions économique et sociale d’où qu’elles viennent. Nous entendons par libération de l’homme, ce processus pédagogique qui remet en question les habitudes, et qui propose une pratique fondée sur le dialogue et le respect des apprenants.

En effet, c’est d’une vraie pédagogie du développement humain dont il est question. Paulo Freire croyait en une pédagogie qui contribue à lutter pourl’émancipation des peuples opprimés455. Ce processus n’est possible qu’à travers un engagement permanent pour une école qui, tout en demeurant sérieuse, s’efforce d’être toujours ce lieu où les jeunes sont heureux de vivre. De façon permanente, les enseignants sont invités à questionner leur pratique éducative. C’est à travers ce questionnement que l’on parvient à la théorie et de là, il devient possible de comprendre de façon pertinente, la raison d’être d’une pratique éducative et les objectifs à atteindre par elle. Pour ce qui concerne la pratique éducative en Afrique, il est à remarquer une certaine valorisation de l’intellect au détriment des autres dimensions de la personne, d’un verbalisme oiseux où les enseignants connaissent tout, et les élèves considérés comme des simples « récepteurs ». Mais ce qui est à déplorer, c’est l’inadéquation entre la formation reçue à l’école et la réalité sociale du terrain. Un constat que Paulo Freire a fait sur la situation chaotique de l’enseignement au Brésil, et qui est similaire à la structure éducationnelle en Afrique, comme nous l’avons montré dans la première partie. Une dichotomie qui se traduit par une prise en compte marginale de la réalité locale, un programme scolaire qui ne s’adapte pas à l’évolution et au contexte d’aujourd’hui. Plus précisément, il s’agit d’un enseignement rongé par un statisme infructueux qui freine tout effort de développement local456. C’est tout le rôle de l’enseignement qu’il faudrait remettre en question, si nous voulons proposer une pratique pédagogique capable de contribuer àl’amélioration des conditions de vies des citoyens. Une posture qui nous a poussé à poser le problème du rôle de l’éducateur dans le processus éducatif. Pour atteindre ce but, nous allons d’abord présenter la théorie et la pratique éducatives telles que perçues par Paulo Freire. Une posture qui ne peut être dissociée de son itinéraire existentiel. Ensuite, nous analysons ce qu’il entend par « la pédagogie de la libération » et son rôle dans la lutte pour l’émancipation des peuples. L’un des éléments innovants, c’est l’importance qu’il accorde au dialogue entre l’enseignant et l’apprenant dans la communication des savoirs. Après avoir suggéré la possibilité d’une pédagogie inter-éducative, le dernier chapitre est consacré à l’analyse des exigences de la pédagogie du développement.

Notes
454.

Sans citer explicitement Jacques Maritain, Ana maria Araujo Freire, deuxième épouse de Paulo Freire déclare, au sujet de l’influence que son mari reçut de la pensée personnaliste : « je souhaite reconnaître que la manière de penser des maîtres français, surtout les phénoménologues, les existentialistes et les personnalistes, a imprégné dans une certaine forme, la théorie de la connaissance de Paulo Freire. La marque culturelle profonde entretenue par son attachement à sa ville natale, Recife, par l’influence des traits de la vie pernambucaine, sa brésilianité viscérale, sa manière d’être et de lire le monde, présentes dans toute son œuvre, ne lui font ni nier, ni abandonner les petites ou les plus grandes influences des noms comme Emmanuel Mounier, Merleau Ponty, Gaston Bachelard, Célestin Freinet, Jacques Maritain et tant d’autres français. Paulo fut incontestablement atteint et touché dans son auto-formation d’éducateur et de philosophe de l’éducation, par des noms qui ont forgé la grande intelligence de la France. » A.-M. ANAUJO FREIRE, « La pédagogie de l’autonomie de Paulo Freire en France » in, Pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires à la pratique éducative, Ramonville, Sainte-Agne, Eres, 2006, p. 14. (Traduit et commenté par J.-C. Régnier).

455.

Cf. P. FREIRE, La pédagogie des opprimés, Montevideo, Tierra Nuova, 1970.

456.

Paulo Freire se demandait comment peut-il être possible d’enseigner Pierre, si l’enseignant ne connaît rien de la vie de Pierre, de ses loisirs, de ses désirs ? Même s’il est souvent négligé, Paulo Freire fait constater que le désir occupe une place importante dans la constitution d’une personne. Il a une force fantastique sur l’apprentissage. Toute pédagogie qui veut atteindre ses objectifs ne peut donc se passer de cet élément du caractère humain. Cf. P. FREIRE, Pédagogie de l’autonomie op. cit., , p. 8.