1. La remise en cause du rôle de l’éducateur

La suppression de la distance entre la théorie et la pratique suppose de la part de l’éducateur une remise en cause personnelle, qui lui permet de surmonter les préjugés idéologiques qui le conditionnent. Cela peut se réaliser par la mise en place de nouvelles structures de travail et de pouvoir à l’école, étant donné que le travail intellectuel est interprété comme ayant une certaine « relation avec l’oisiveté de la bourgeoisie et le travail manuel a son essence dans les classes populaires. »457 Mais une contradiction criante reste perceptible, c’est celle qu’on retrouve au confluent de la pratique de la liberté, mais aussi dans l’exercice de l’autorité dans le processus éducatif458. Cela n’a rien à voir avec une liberté rebelle, synonyme du libertinage de la part des apprenants, ni avec une autorité fondée sur l’autoritarisme dans laquelle beaucoup d’éducateurs se complaisent. Même si la construction de la liberté exige des limites, un équilibre est cependant nécessaire entre la liberté et l’autorité. Une distance entre les deux vertus est une nécessité qui implique de la part de l’éducateur, qu’il développe les qualités suivantes : l’amour de sa pratique ; le courage de lutter pour elle ; la tolérance ; la confiance ; l’espoir, à travers l’action quotidienne et la participation citoyenne à la vie de la cité459. Cette nouvelle théorie pédagogique qui a surgi du contexte local brésilien, dans le concret de la vie quotidienne du Brésilien démuni, s’inspire de l’humanisme occidental, plus particulièrement de la phénoménologie existentielle, et de l’humanisme personnaliste. La proximité entre la pédagogie de Paulo Freire etl’humanisme personnaliste fait partie des raisons qui nous ont poussé à faire le choix de pédagogue contemporain dont le monde n’a pas encore découvert totalement. Notre objectif est d’une part, de compléter la philosophie de l’éducation prônée par Jacques Maritain, philosophie qui n’est qu’un indicateur de direction et non un véritable pédagogue460. D’autre part, dans le but de repenser la pratique pédagogique contemporaine pour lui permettre de jouer un rôle de premier plan dans la dynamique de la mondialisation. En remettant en cause les pratiques éducatives traditionnelles, il sera aussi question de tenter une réflexion qui déplace la science pédagogique vers l’action concrète pour le développement social.

Cette démarche pédagogique voudrait faire de l’école, ce lieu de formation d’une élite capable de se libérer et de libérer la société contre toute forme de joug dominateur. Le personnalisme est un courant d’essence chrétienne. Et le message chrétien montre que le Christ est venu libérer le monde non seulement du péché, mais aussi de la pauvreté, de la misère, de la faim, de l’exclusion et de la domination461. Paulo Freire a raison de croire en la capacité de la pédagogie à former des hommes véritablement libres et autonomes. Comment comprendre en effet, que l’homme ait le pouvoir de se libérer des forces oppressives ? Pour comprendre cela, il est nécessaire de voir l’interdépendance qui existe entre l’homme et l’Etat. Comme la société démocratique confère le pouvoir au peuple, et que le peuple signifie un ensemble d’individualités, on perçoit que c’est le citoyen qui est à l’origine du pouvoir. Il est donc supérieur à l’Etat. C’est cette supériorité de l’homme sur l’Etat qui lui confère lepouvoir et le droit de se libérer d’un Etat qui ne lui permet pas de jouir de ses droits. Sur cette question, Emmanuel Mounier n’hésita pas à suggérer que nous puissions devenir les acteurs privilégiés de l’aventure humaine qui consiste à défendre les droits de la personne, au nom de l’humanisme, quel que soit le prix. « L’humanisme moderne, c’est d’abord d’engager tout l’homme dans ce combat magnifique contre le mal. »462 Paulo Freire s’est approprié cette vision personnaliste qui considère l’existence, comme une conquête qu’il faut gagner par une lutte existentielle permanente. C’est dans cette logique que s’inscrit Paulo Freire, pour redonner à toutes les victimes de l’impérialisme capitaliste les moyens de reprendre leur dignité perdue. En tant qu’éducateur, face à l’injustice ambiante, il ne pouvait suggérer qu’une réponse à caractère pédagogique. Cet attrait pour la justice463, l’a conduit à vivre pour quelques années, l’expérience de l’exil.

C’est l’action qui est la loi essentielle de la philosophie personnaliste. Pour elle, il faut : « assumer le réel pour le maîtriser, afin de créer un monde de personnes conscientes, réelles, libres, actives et solidaires, vivant pour la transcendance dont elles relèvent toutes en fin de compte et dont elles se doivent d’être dignes. »464 Aussi, chaque personne doit lutter pour gagner sa liberté. Cette liberté doit se maintenir à travers une attitude d’ouverture. Ce qui permet d’interpréter l’histoire en fonction de la vocation propre à chaque personne. A travers la lecture de la situation concrète de la population brésilienne, Paulo Freire a pu lire, quel serait le besoin essentiel de l’homme d’aujourd’hui en face à l’impérialisme capitaliste. Nous sommes confrontés à la tragique confusion de l’être et de l’avoir, du sujet et de l’objet. L’humanité est aujourd’hui, témoin du visage menaçant que révèle cet l’impérialisme couvert de l’emballage de la mondialisation. A travers celui-ci, c’est l’homme qui cesse d’être un sujet, devenant ainsi un objet en proie à toutes sortes de manipulations465. Désormais, l’être humain cesse de compter comme personne, mais uniquement comme unité utile à la production. Avant Paulo Freire, la philosophie personnaliste avait déjà pensé que l’éducation jouerait un rôle clé dans la libération de l’homme. D’où cette déclaration selon laquelle, l’éducation a pour devoir d’aider l’homme à devenir « toujours plus homme, qu’il puisse être davantage et pas seulement qu’il puisse avoir davantage et que par conséquent, à travers tout ce qu’il a, tout ce qu’il possède, il sache de plus en plus pleinement être homme. »466 De la volonté d’humaniser l’homme et la société est né la pédagogie de la libération. L’un des points forts de cetteapproche pédagogique, est le fait qu’elle place l’amour, le respect, la liberté et l’égalité au cœur de son contenu et de son approche467. Cette voie permet de revoir l’approche éducative traditionnelle tributaire d’un rationalisme qui se contentait de fonder sa pratique sur la transmission de la connaissance, avec pour seul objectif : la libération du sujet apprenant de l’ignorance. Contre cette tendance, Denis Simard n’hésite pas à soutenir l’idée selon laquelle, pour améliorer le système éducatif occidental, il faut l’extirper de toute tendance rationaliste468. Une préoccupation qui a poussé Paulo Freire à dire non aux inégalités sociales, et à proposer une nouvelle philosophie de l’éducation fondée sur la participation de tous les citoyens, à la construction d’une société humanisée.

Notes
457.

Il difficile de comprendre comment l’école d’aujourd’hui peut se permettre de poursuive la même reproduction, remarque P. FREIRE, Ibidem.

458.

A l’école comme dans la société, l’autorité s’exerce par les rapports que le détenteur du pouvoir établit avec le groupe qu’il gouverne, dans le sens où il veut en déterminer l’action. Selon Joseph Leif, l’autorité n’est pas une fin en soi. A l’école : « l’autorité est le pouvoir éducatif exercé par le maître au moyen de sa relation avec la classe dans son ensemble, et avec chaque élève en particulier. » J. LEIF, L’apprentissage de la liberté. Le droit et le devoir de vivre libre, Paris, ESF, 1983, p. 103.

459.

La pédagogie politique de Paulo Freire s’est concrétisée par des expériences de la prise en compte du point de vue des élèves. En effet, pendant les périodes électorales, des débats politiques contradictoires avec les élèves étaient organisés. A cet exercice, étaient conviés des hommes politiques de tout bord. Ces débats étaient suivis d’un scrutin en vue de simuler pédagogiquement une pratique citoyenne de la part des élèves. Idem, p. 11.

460.

Alain Mougnotte fait remarquer, que si Jacques Maritain s’est intéressé à la question éducative, cela ne constituait pas l’objet essentiel de sa pensée. S’il s’est retrouvé dans l’obligation de penser l’éducation, c’est en fait : « la logique de sa foi chrétienne l’obligea à traiter de la démarche éducative et de sa fonction. » A. MOUGNOTTE, Les idées de Jacques Maritain sur l’éducation, Paris, C.L.E.R.S.E ., 1993, p. 55. Mais cette approche est battue en brèche par la nouvelle recherche de Florian Michel qui montre que, le projet d’un tel ouvrage est né de la « bataille de Chicago » où il fallait proposer une pédagogie alternative au matérialisme pédagogique de John Dewey. Cf. F. MICHEL, « Le thomisme, un new deal philosophique ? » in, Recherches philosophiques, N° III, 2007, pp. 33-56.

461.

La première intervention du Christ commence par l’annonce de la libération de l’homme : « l’Esprit du Seigneur est sur moi. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération… renvoyer les opprimés en liberté. » Luc, 4, 18. Cette libération est d’abord spirituelle. Mais ne perdons pas de vue, le fait qu’elle se manifeste par des signes visibles dans la société.

462.

R. BOYER, Actualité d’Emmanuel Mounier. La notion de personne, Paris, Cerf, 1981, p. 25.

463.

Cf. R. BOYER, Op. cit., p. 31.

464.

Idem, p. 33.

465.

G. MARCEL, Le déclin de la sagesse, Paris, Plon, 1954, p. III.

466.

R. BOYER, Actualité d’Emmanuel Mounier. La notion de personne, Paris, Cerf, 1981, p. 30.

467.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et Révolution, Paris, Maspero, 1974, p. 161.

468.

D. SIMARD, Education et herméneutique. Contribution à une pédagogie de la culture, Laval, Presses de l’Université de Laval, 2004, p. 35.