1.1. Contexte d’emergence d’une pédagogie innovante

Dans cette étude, nous voudrionsdonner un aperçu du contexte à partir duquel se sont développées la pensée et la pratique pédagogiques de Paulo Freire. Nous sommes dans la deuxième moitié des années 1950, période connue sous l’appellation de : « populisme démocratique contestataire. »469 En ce moment, le processus d’industrialisation du Brésil se met en marche, grâce à une collaboration entre l’Etat fédéral du Brésil, des entrepreneurs nationaux et des entreprises multinationales. La révolution industrielle sera à l’origine d’une nouvelle fragilité sociale. Plus l’industrialisation se poursuit, plus on assiste à l’émergence d’une société inédite, fondée sur des inégalités criantes entre ceux qui tirent profit de cette percée industrielle florissante et ceux qui en sont victimes. Les innovations technologiques, fruit de l’industrialisation et les nouvelles conceptions de gestion et d’organisation du travail seront à l’origine d’une nouvelle forme de vie communautaire. Cette nouvelle forme de vie influencée par l’industrialisation du Brésil, particulièrement dans les régions du Sud et du Sud-Est, a fait évoluer les mœurs et modifié profondément les relations humaines. Le défi était lancé à l’éducation, de façonner un nouveau type d’homme, capable de lire et de déchiffrer les codes de la nouvelle culture qui s’imposait progressivement à la nation brésilienne. Le nouvel homme à former est celui qui sera capable de comprendre le langage moderne dont on ne peut plus se passer.

Quant aux paysans, ils devenaient la proie d’une domination économique, sociale et intellectuelle, sous l’oppression permanente des patrons. Par ailleurs, ils se sentaient attirés par les villes, où ils croyaient pouvoir vivre mieux470. C’est ainsi que s’est déclenché un grand mouvement migratoire des campagnes vers les villes. La conséquence fut naturellement, l’émergence rapide de nouvelles villes. Cette situation a amplifié l’apparition des bidonvilles dans les grands centres urbains du Brésil. On assistait à des nouvelles constructions qui ne respectaient aucune règle deplanification urbaine. Cette croissance démographique urbaine désordonnée s’accompagnait d’un chaos permanent. Ce qui complexifiait davantage la gestion des cités. Mais cette mutation sociale exigeait aussi de l’homme, qu’il devienne un être nouveau, en s’adaptant à cette nouvelle réalité sociale, ainsi que le faisait remarquer Camilleri : « En Amérique latine, la culture et l’école dominantes sont soumises à une double série de tensions : celles qui apparaissent dans la relation ambivalente avec les cultures occidentales, perçues simultanément comme parentes et comme hégémoniques. Celles qui se développent dans le rapport aux diverses communautés dominées. »471 Pour préciser les objectifs de ces nouvelles mutations auxquelles l’école avait l’obligation de s’adapter, il ajoute que « le but est de les faire pénétrer le plus profondément possible dans des systèmes scolaires qui pénalisent très lourdement ces communautés pour leur différence. »472 Le devoir d’alphabétisation se présentait comme une nécessité pour prétendre à un minimum d’égalité. Le paysan brésilien, devenu citadin par la force des choses, devait être alphabétisé, afin qu’il devienne capable de participer à la révolution industrielle en cours, en tant que force de travail. C’est dans cette perspective que Paulo Freire va se mettre à l’écoute des citoyens, surtout les analphabètes, apportant son expertise dans la vulgarisation de l’enseignement de base aux adultes d’abord, et à tous les apprenantsensuite.

Ce n’est donc pas un fait de hasard si, après avoir expérimenté l’application de ses théories à Pernambouco et au Rio de Grande do Norte, Paulo Freire a préféré déménager pour se rendre à Brasilia, la capitale fédérale, où se trouve le siège du mouvement national d’alphabétisation des adultes. Celui-ci bénéficiait de l’appui du gouvernement fédéral jusqu’au coup d’Etat de 1964473. Dans l’élaboration de sa théorie pédagogique, Paulo Freire était très attentif aux situations des ouvriers exploités par les grandes firmes multinationales. Après une longue observation de la situation des ouvriers au Brésil et en Amérique latine, il s’est lancé dans l’analyse et l’étude des thèmes ayant trait aux conditions inacceptables des populations pauvres de cette partie de la planète. Par cette démarche, il était convaincu, que seule une nouvelle pédagogie où l’homme serait pris dans son humanité et pas seulement dans son rapport à la productivité, aiderait la société à sortir de ce marasme. L’anthropologue René Maheu s’était déjà indigné de cette situation et déclarait : « Dans un continent dont des larges régions connaissent la faim et où des millions d’analphabètes n’ont aucun moyen d’accéder au monde des idées par le langage écrit, les dispositions de la déclaration universelle des droits de l’homme ne sont encore, pour beaucoup, que des promesses. »474 Il fallait absolument donner à ces multitudes analphabètes, les possibilités d’accès à l’écrit. C’est une façon d’humaniser une frange importante de la société exclue à cause de sa différence : « L’analphabétisme est la manifestation, sur le plan éducatif, d’un ensemble de facteurs économiques, sociaux, psychologiques et culturels, qui a provoqué l’exclusion de grandes fractions de la population de toute possibilité d’amélioration culturelle. »475 Cette volonté d’humaniser l’homme par l’éducation, a conduit Paulo Freire à se lancer dans la rédaction d’œuvres psychopédagogiques, pour deux principaux objectifs : consigner et vulgariser ses convictions et aider chaque citoyen à comprendre ses droits et ses devoirs vis-à-vis de la société et de lui-même. La pensée de Paulo Freire tire sa source de cet étonnement face au caractère tragique de l’histoire contemporaine fondée sur la domination des puissants sur les faibles. La montée spectaculaire du capitalisme a détourné le monde des vraies préoccupations de l’homme. Au lieu de s’interroger sur l’amélioration de la condition existentielle de l’être humain, on se contente de promouvoir une politique dominée par un système économique qui fait allégeance aux nantis.

En exerçant la responsabilité de pédagogue de sa région, et en travaillant comme éducateur auprès des populations démunies, il a découvert que ses interlocuteurs savaient très peu de choses sur eux-mêmes, sur leur place dans la société et dans le monde. Il remarquait aussi que les enseignements qu’il leur donnait, procuraient en eux le goût d’en connaître davantage : « Une fois encore, les hommes, mis au défi par le caractère tragique de l’histoire actuelle, se prennent eux-mêmes pour sujet d’étude. Ils découvrent qu’ils savent peu de choses sur eux-mêmes, sur leur place dans le cosmos, et ils désirent en savoir davantage. »476 D’ailleurs, le fait de voir les populations pauvres du Brésil, reconnaître qu’ils ne savent rien de ce qui les concerne constitue l’une des raisons qui l’a poussé à approfondir sa recherche pédagogique. Il voulait faire de l’analphabète, un homme libre et autonome, capable de prendre en main son destin. Voilà ce qui annonce la naissance de la « pédagogie des ignorants et des opprimés ». C’est ce qui explique ce témoignage où il affirme qu’ « ayant fait la découverte de leur propre ignorance, ils deviennent eux-mêmes un problème à résoudre. Ils posent des questions. Ils répondent, et leurs réponses les conduisent à des nouvelles interrogations. »477 En cela, Paulo Freire n’hésite pas à mettre un lien entre la philosophie humaniste et son engagement pour l’émancipation des peuples. Il finit par montrer l’actualité lancinante de la question philosophique liée à l’humanisation de l’homme. Il l’affirme, à travers déclaration suivante :« le problème de l’épanouissement de l’homme, de son humanisation qui d’ailleurs a toujours été, d’un point de vue philosophique, un sujet de recherche, est devenu aujourd’hui une préoccupation lancinante. »478 Mais au juste, qui est cet homme dont la méthode et l’approche pédagogiques sonnent comme un réveil dans une pratique pédagogique contemporaine fondée sur l’antagonisme entre tradition et modernité ? « La crise de l’éducation s’exprime, dans certains débats actuels sur la philosophie de l’éducation, sous forme de conflit entre deux pédagogies opposées : traditionnelle et moderne. »479 C’est dans cette mouvance que Paulo Freire sortira, pour faire émerger une nouvelle pédagogique qui aura pour objectif essentiel, de permettre aux peuples dominés de devenir eux-mêmes.

Notes
469.

B. BENNASSAR et R. MARIN, Histoire du Brésil. 1500-2000, Paris, Fayard, 2000, p. 365.

470.

Idem, p. 384.

471.

C. CAMILLERI, Anthropologie culturelle et éducation, Lausanne, UNESCO-Delachaux et Niestlé, 1985, p. 101.

472.

Ibidem.

473.

Ce coup d’Etat avait renversé l’ordre politique en vigueur. Ce qui obligea Paulo Freire à s’exiler au Chili, à l’époque considéré comme paradis pour les hommes politiques et les intellectuels de la gauche brésilienne. Paulo Freire a su mettre à profit ce moment pour lire des auteurs européens et pour se mettre en place avec les œuvres classiques du marxisme. P. MESQUIDA, « Philosophie et éducation : les influences européennes sur la pensée de Paulo Freire » in, Pédagogues et pédagogies du Sud, op. cit., p. 277.

474.

Citation de René MAHEU, reprise par A. SILVA, L’école hors de l’école. L’éducation des masses, Paris, Cerf, 1972, p. 31.

475.

Idem, p. 40.

476.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 19.

477.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés suivi de conscientisation et révolution, Paris, La Découverte, 2001, p. 19.

478.

Ceci est une allusion faite aux mouvements de contestation, surtout ceux des jeunes qui avaient cours au Brésil et dans les pays d’Amérique latine. Ces mouvements nécessaires pour l’émancipation des peuples, se présentaient différemment selon la diversité des endroits où ils avaient lieu. Ils manifestent en effet, une interrogation pour l’homme comme être vivant dans le monde et avec le monde, sur ce qu’il est et sa condition de vie. Avec une vive mise en question de la civilisation de la consommation, avec une pertinente dénonciation des universités, où se vivait la disparité enseignants-élèves et qui constituaient de véritables moules à fabrication d’inégalités sociales et, l’insertion des universités dans le réel, avec leur proposition de transformation de la société elle-même, afin qu’elles se rénovent, avec leur refus des lois anciennes et des institutions établies, pour que l’homme devienne un être de décision. Ces mouvements de contestation reflètent une nouvelle orientation plus anthropologique qu’anthropocentrique de la nouvelle prise de conscience sociale. Idem, p. 19.

479.

A. SILVA, L’école hors de l’école. L’éducation des masses, Paris, Cerf, 1972, p. 10.