1.1.1. L’itinéraire 1 d’un pionnier de l’éducation

Fils de Joaquim Temistocles qui avait servi comme militaire dans l’armée brésilienne, et d’Edeltrudes Neves, ancienne institutrice, Paulo Reglus Neves Freire est né le 19 septembre 1921 à Recife, capitale du Pernambouco, un des Etats du Nordeste brésilien. A l’âge de dix ans, sa famille décide de s’installer à Jaboatão, non loin de sa ville natale de Recife480. Sa présence dans cette petite ville où il a grandi, marquera toute sa vie, et ses œuvres en garderont une empreinte indélébile. Jean Claude Régnier souligne que :

‘« Jaboatão a, pour Paulo, une saveur de couleur et de plaisir, de souffrance et d’amour, d’angoisse et de son développement d’être humain. C’est là que trois ans plus tard, il perdra son père. Mais c’est là qu’il découvrit le plaisir de vivre aux côtés d’amis ou des connaissances qui témoignèrent de leur solidarité dans les moments difficiles. » 481

Concernant sa vie personnelle, c’est au sein de cette petite agglomération, qu’il fit une grande expérience existentielle dans la souffrance et l’angoisse. Orphelin de père, c’est avec douleur qu’il assiste à la « débrouillardise » à laquelle était obligée de se livrer sa mère, pour vivre et faire vivre sa famille. Par cette même « débrouillardise », cette dame devait scolariser ses enfants. Paulo Freire avoue avoir éprouvé beaucoup de souffrance lorsqu’il vit sa mère donner le meilleur d’elle-même, pour leur permettre de survivre, après qu’elle soit devenue veuve de façon précoce. Le pédagogue brésilien Moacir Gaditti revient sur cette situation douloureuse et déclare ce qui suit :

‘«  lutter pour subvenir aux besoins de ses quatre enfants et d’elle-même, se fortifia avec l’amour qui a grandi entre eux à cause des difficultés qu’ils affrontèrent ensemble, souffrit l’angoisse due aux choses perdues et aux grandes épreuves matérielles, fut troublé par la croissance de son corps, mais, sans laisser l’enfant l’abandonner définitivement, il permit à l’adulte de conquérir son espace d’existence. A mesure qu’il voyait son corps grandir, il sentait aussi croître sa passion pour la connaissance. » 482

Comme tout jeune Brésilien moyen de son époque, Paulo Freire poursuivit normalement le cursus des études primaires et secondaires pour entrer, à l’âge de 22 ans, à la faculté de droit de Recife. Ce choix était lié au fait qu’à cette époque, il n’existait pas encore de faculté de Sciences de l’éducation à l’Université du Pernambuco. Seule la faculté de droit relevait du domaine des Sciences humaines de cette institution483. En 1944, bien avant de terminer ses études universitaires, il épousa Elza Maria Costa Oliveira, une institutrice avec laquelle il eut cinq enfants. Cette dernière mourut en 1986, à l’âge de 70 ans. A l’époque tant agitée par le terrible conflit de la deuxième guerre mondiale, Paulo Freire devint professeur de portugais au collège Oswald Cruz où il venait d’effectuer ses études secondaires484. Après cette riche expérience, il devient directeur du secteur de l’éducation et de la culture du SESI485. Il assumera cette charge de 1947 à 1954. Pour lui permettre de mettre ses compétences au service de la société, il est nommé Superintendant de la même organisation jusqu’en 1957. Dans ce cadre, il prit contact avec la formation des adultes et ressentit combien la nation brésilienne devait affronter la délicate question de l’éducation, plus spécialement l’alphabétisation des adultes. Aux côtés de Raquel Castro et d’autres éducateurs intéressés par la formation scolaire, il participe à la fondation de l’institut Capibaride486. En 1956, il est nommé membre du Conseil Consultatif d’Education de Recife, avant d’être désigné pour occuper la charge de directeur du service culturel de cette même ville en 1961.

Paulo Freire réalisa ses premières expériences dans l’enseignement supérieur en enseignant un cours de philosophie de l’éducation à l’école du service social de Recife. A la fin de l’année 1959, il soutient une thèse de doctorat en Philosophie et histoire de l’éducation. Le sujet de la thèse était « Education et actualité brésilienne. » Après cette publication, il sera nommé Professeur à l’université de Recife. Paulo Freire fut aussi l’un des « principaux conseillers » du Conseil de l’Education de l’Etat de Pernambouco, responsabilité dont il fut démis à la suite du coup d’Etat militaire de 1964487. Cette situation a complètement perturbé ses activités. L’insécurité et les menaces qui pesaient sur sa vie persistant, il lui était devenu difficile de rester dans son pays. Ne pouvant plus tenir face à l’insécurité entretenue par la police militaire à la solde de la dictature, le pédagogue fut obligé de quitter le Brésil pour se réfugier d’abord en Bolivie en 1964. Mais son exil ne durera pas longtemps car, ce pays sera à nouveau le théâtre d’un autre coup d’Etat militaire. A la recherche d’un nouvel abri, Paulo Freire s’exila au Chili. Dans ce pays, il vécut avec sa famille de novembre 1964 à avril 1969. C’est là que commence alors sa longue pérégrination d’avril 1969 à février 1970. Cette pérégrination le conduira d’abord aux Etats-Unis dans le Massachusetts. Un séjour qui lui donne l’occasion de dispenser des enseignements à l’université de Harvard en qualité de Professeur invité. Après les Etats-Unis, il poursuivit son exil à Genève en Suisse. Dans ce pays, il assumera la fonction de consultant spécial du département de l’éducation du Conseil Œcuménique des Eglises. Malgré ces charges, il n’abandonna jamais sa volonté de refonder profondément la science pédagogique, pour qu’elle devienne un élément important dans la lutte contre l’injustice et l’oppression à travers une effective participation à l’œuvre du développement. Il inscrivait ainsi une nouvelle page de l’histoire de l’éducation, en faisant de la pédagogie une science capable de jouer un rôle de premier plan dans la bataille du développement. En mettant l’accent sur l’incontournable interdépendance entre la praxis et la théorie, il ouvrait la pédagogie à une nouvelle aventure qui devait lui permettre de donner une nouvelle dimension à l’engagement pour le développement et l’émancipation des peuples sous la domination. Cette forme d’éducation devait favoriser : « la prise de conscience par l’opprimé des véritables coordonnées de sa condition personnelle et sociale et de sa situation en marge du processus historique. Ainsi, pourra-t-il se reconquérir comme sujet de son destin et expérimenter une pratique de la liberté. »488 Une réflexion sur l’événement décisif dans la vie de Paulo Freire est nécessaire pour comprendre la démarche et l’évolution de sa pensée.

Notes
480.

Cette cité peut être considérée comme un lieu symbolique dans la formation historique de la patrie brésilienne à la suite de la bataille de Guararapes où, le 19 avril 1648, les Portugais, qui se considéraient déjà comme des Brésiliens à part entière, avaient réussi à vaincre les Hollandais qui convoitaient cette terre. J.-C. REGNIER, « Prolongement réflexif sur la pédagogie de l’autonomie de Paulo Freire » in, Pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires à la pratique éducative, op. cit., p. 159.

481.

Ibidem.

482.

M. GADOTTI, Paulo Freire. Uma biobliografia, São Paulo, Cortez Editora, 1996. (Traduit du portugais par Jean Claude Régnier, Professeur à l’Université Lumière Lyon 2). Idem, p. 161.

483.

P. MESQUIDA, « Philosophie et éducation : Les influences européennes sur la pensée de Paulo Freire » in, Op. cit., p. 277.

484.

Dès lors, l’on peut dire qu’il s’engagea résolument dans un combat pour l’éducation au service du peuple dans un système fondé sur la praxis pédagogique. Lutte qu’il mena de façon déterminée jusqu’à sa mort en 1997. Mais Paulo Freire sut associer à ce combat, de nombreuses personnes qui développèrent sa pensée et pérennisèrent ses espérances en vue d’un monde plus juste, à partir d’une éducation au service de tous les êtres humains. Cf. J.-C. REGNIER, Op. cit., p. 161.

485.

Service Social de l’Industrie. Cet organe fut créé aux alentours des années 1947 par la Confédération nationale de l’industrie, au travers d’un accord avec le gouvernement en place.

486.

Institution privée d’enseignement de Recife dont la célébrité de la qualité scientifique des différentes formations dispensées, et la qualité des pratiques pédagogiques intégratives demeurent incontestables jusqu’aujourd’hui. Cette institution se distingua dans l’accueil qu’elle réservait aux enfants rejetés par le système éducatif traditionnel au Brésil.

487.

Notons-le, ce coup d’Etat instaura une dictature militaire qui durera vingt ans. Comme beaucoup de ses compatriotes, il subit gravement les conséquences de la violence de cette dictature dont les gardiens le conduisirent à la prison puis à l’exil jusqu’en juin 1980. Ses persécuteurs avaient sans doute, compris la force du message rénovateur qu’il cherchait à transmettre. Cf. Ibidem.

488.

A. SILVA, Op. cit., p. 76.