1.1.2. La naissance d’une vocation pédagogique

C’est dans les années 1920 à 1930, plus précisément, à partir de la naissance du mouvement des pionniers de l’éducation nouvelle489, que la société brésilienne commença à prendre conscience de son oppression, et à se rebeller contre une attitude colonialiste déshumanisante490. Les colons considéraient que les Brésiliens ne disposaient pas d’une capacité d’autonomie leur permettant de produire un art pictural, d’écrire des romans et des contes ou d’élaborer une musique érudite. A leur tour, les Brésiliens ne pouvaient pas concevoir des politiques d’éducation. Ils devaient seulement reproduire les normes et pratiques occidentales alors que le contexte brésilien n’a rien à voir avec celui de l’Occident. A vrai dire, deux conceptions de l ‘éducation s’affrontaient : l’éducation bourgeoise et l’éducation défendue par les progressistes de la gauche. Pour les bourgeois, il fallait sortir l’enseignement de ses ornières traditionnelles, mais cela ne devrait pas se faire à partir d’exigences politiques. Cette transformation devait se faire par des critères supposés neutres et universels. Il fallait donc enseigner : « moins d’histoire faussement nationaliste et davantage de mathématiques. Que l’on soit de gauche ou de droite, il faut augmenter la qualification professionnelle et apprendre à manier la technologie que le développement scientifique des pays riches offre. »491 A une telle conception s’opposait celle défendue une gauche progressiste pour qui, « la conception libérale veut ignorer la réalité de l’organisation injuste de la société et réduit la problématique de l’éducation à celle de la meilleure formation technique des éduqués, devenus des consommateurs d’un savoir utilitaire. Or, ce savoir n’est pas neutre. »492 Les meneurs de cette révolution des mentalités, ne sont rien d’autre que les pionniers traditionnels de la pédagogie nouvelle qui venaient d’être introduits au Brésil.

Cette nécessaire lutte d’émancipation des opprimés donna au peuple brésilien la possibilité de se reconnaître une identité authentique : « la culture du Brésil obtenait ainsi ses lettres de noblesse. »493 Le modèle culturel n’était plus l’Occident, mais la tradition propre du Brésil. La valorisation de la culture locale par la nouvelle approche pédagogique, a permis de découvrir dans une culture, considérée comme barbare par les colonisateurs, des éléments nouveaux, capables d’enrichir la culture universelle. C’est tout le mode de vie brésilien qui fut contraint d’évoluer dans le sens de la reconnaissance des valeurs locales qu’elle ignorait inconsciemment. Les brésiliens n’avaient plus seulement à recevoir des autres, mais devait aussi apporter quelque chose pour le bonheur de la diversité universelle. Ils avaient cependant besoin de comprendre que leur culture avait quelque chose de précieux à apporter au monde. Cela exigeait une approche pédagogique susceptible d’aider les populations dominées, à prendre conscience de leurs capacités à influer sur l’histoire présente. Ce qui fera prendre conscience à Paulo Freire des enjeux que représente une telle prise de conscience populaire. De la dynamique populaire, fruit d’une prise de conscience progressive de la valeur que représente la culture des populations démunies, sortira la reconnaissance des peuples dominés, comme des êtres humains dignes, au même titre que les dominateurs. C’est ce que rappelle avec émotion Ana Maria Freire, lorsqu’elle évoque le calvaire du peuple Noir du Brésil et la souffrance de leurs descendants :

‘« Notre conscience s’éveilla par le fait qu’un pays peuplé de Noirs et de leurs descendants appelés avec mépris : mulâtres et mulâtresses, ne pourrait ni ne devrait vouloir être un pays blanc. Nous avons compris que nous aurions un destin meilleur dans la tolérance ethnique. Nous avons pris conscience du gain que nous tirerions d’une complicité fraternelle ; de la cohésion des multiples langages culturels dans un pays qui n’a pas son pareil dans sa formation ethnique et génétique à partir du Blanc, du Noir et de l’Indien ; de l’unité nationale à partir des diversités régionales, culturelles et ethniques. » 494

D’après Ana Maria Araùjo Freire, l’événement décisif qui consacra Paulo Freire comme éducateur progressiste, fut très certainement le rapport intitulé : « L’éducation des adultes et les populations marginales : le problème des Mocambos. » qu’il présenta devant le gouvernement de sa région.Il y soutenait une véritable transformation sociale à travers le changement des mentalités populaires. Un besoin urgent d’éduquer, d’alphabétiser, de conscientiser et de former se faisait sentir. Faisant allusion à ce rapport, Jean Claude Régnier affirme ce qui suit : 

‘« avec un langage très particulier et avec une philosophie de l’éducation absolument rénovatrice, il proposait de fonder l’éducation des adultes dans les zones pauvres de l’Etat de Pernambouco, sur la conscience de la réalité du quotidien vécu par ceux qui recevaient les cours d’alphabétisation, pour ne jamais réduire cette formation à la simple connaissance des lettres, des mots et des phrases. Il affirmait qu’on ne pourrait faire un travail éducatif pour la démocratie que si le processus d’alphabétisation n’est conduit ni ‘sur’, ni ‘pour’ les être humains – déviance de l’assistanat – mais avec eux, avec les apprenants et avec la réalité. » 495

Par cette démarche singulière, Paulo Freire proposait une forme nouvelle d’éducation des adultes dont le rôle était de stimuler la collaboration, la décision, la participation et la responsabilité sociale et politique.

Cette perspective inclue chez lui une épistémologie qui prend en charge, tant les connaissances scientifiques que les connaissances du sens commun, au sens où l’entendait Célestin Freinet : « L’école permet à chacun d’apprendre à vivre, de s’organiser, de coopérer. Nous stimulons le potentiel créatif de chacun, en lui offrant des techniques et des outils de libération qui permettent la liberté de création, de communication, de socialisation et d’intégration vivante des connaissances. »496 En soutenant cette rénovation pédagogique, il pense que l’école moderne, « loin de stimuler ce potentiel, l’étouffe, car le conformisme est la valeur la plus cotée dans notre société. »497 Dans cette épistémologie, s’enracine la méthode d’alphabétisation que Paulo Freire s’est efforcé de développer. Pour lui, l’apprentissage de la lecture des mots, ne peut être séparable de l’apprentissage de la lecture du monde. Son ouvrage La pédagogie des opprimés 498 qu’il rédigea pendant son exil chilien et qu’il acheva à l’automne 1967, est certainement l’œuvre la plus importante à travers laquelle, il exprimé avec conviction, sa philosophie de l’éducation. Cependant, il fallut attendre 1970, pour voir cet ouvrage aux allures révolutionnaires, paraître pour la première fois au Brésil499. Depuis ce moment, la reconnaissance de la philosophie de l’éducation de Paulo Freire, de même que celle de sa pratique pédagogique n’ont cessé de se développer. Le grand nombre de titres honorifiques qui lui furent décernés en constituent un réel témoignage. A plusieurs reprises, le titre de Doctor honoris causa lui a été décerné par près d’une trentaine d’universités à travers le monde. Parmi ces universités, citons : l’Université Catholique de Louvain en 1975 et l’Université de Genève en 1979. Les multiples pérégrinations ont contraint Paulo Freire à passer une longue période sans produire d’écrits.

Après cette longue période de silence, il fallait préparer un ouvrage qui traduisait authentiquement la réalité de la situation concrète des opprimés. Etant donné que, depuis plusieurs années, le Brésil se contentait de « copier » les habitudes de ses colonisateurs, il lui était difficile de se frayer un nouveau chemin, sans que le peuple dans sa majorité n’y soit préparé intellectuellement, humainement et culturellement. Paulo Freire voulait que le peuple devienne vraiment libre. Il était convaincu, que l’éducation est le moyen par excellence pour parvenir à cette finalité à travers la méthode de la conscientisation. Revenant sur cette méthode de Paulo Freire, Alberto Silva déclare : « une autre méthode a vu le jour en Amérique latine au cours de la décennie passée : celle de la conscientisation. Paulo Freire, pédagogue brésilien, en a été le principal inspirateur et demeure l’animateur infatigable des recherches et discussions auxquelles sa problématique donne lieu en Amérique latine et même en Europe. »500 Pour lui, il est absurde de se complaire dans une imitation stérile des inventions des autres. Il est du devoir des pauvres de se libérer et de valoriser les potentialités qui sont à leur disposition. Sans cette valorisation, on restera dans une aliénation dont l’unique issue se trouve dans une libération, fruit du combat existentiel. Considérant toutes les imitations occidentales qui faisaient du Brésil une copie conforme de l’Occident, Ana Maria Freire déclare sur un ton de militant :

‘« Notre aliénation, notre intériorisation d’une infériorité intrinsèque comme êtres sous-développés se traduisait dans une certaine jubilation et un certain goût pour la soumission à l’illustre, à celui qui sait tout, à celui qui dicte que faire et que manger jusqu’au point d’importer des fruits pour la consommation quotidienne de la table brésilienne parce que, l’élite nationale abominait les mangues, les oranges, les bananes… de nos vergers ! Elle ne voulait surtout pas reconnaître que les fruits tropicaux étaient – et sont - d’une saveur et d’un parfum inégalables… enviables pour qui veut profiter du goût de manger. » 501

Cette prise de position est la parfaite illustration de l’état de satisfaction dans lequel les dominants entretenaient les dominés. Ils allaient jusqu’à enraciner dans leur imaginaire, l’idée selon laquelle, seul l’Occident pouvait fournir ce qui est bon sur tous les plans. Cet emprisonnement avait pourtant besoin d’être dépassé. Paulo Freire défend une philosophie de l’éducation proche des réalités populaires. Cette proximité avec le peuple permet à la nouvelle science, d’être une tentative de réponse aux problèmes quotidiens que lui pose l’existence. D’ailleurs, il n’a jamais présenté la réalité existentielle comme étant en antagonisme avec ce qu’il défendait. Les intuitions populaires étaient considérées comme « des signes précieux que notre corps conscient nous lance et auxquels il nous incite à penser. »502 La nouvelle démarche est de partir de l’expérience du savoir, pour créer des « vérités » scientifiques et philosophiques, après les avoir passées au crible de la raison critique.

Effectivement, c’est cette conception essentiellement personnelle de l’acte d’éduquer et de la politique éducative qui lui ont valu quelque seize années d’exil. Au lieu que cette douloureuse expérience le conduise au renoncement à ses convictions, elle lui a plutôt donné les moyens, non seulement de vulgariser sa pensée, mais aussi de l’enrichir par des rencontres qu’avaient occasionné cet éloignement. Une expérience qui a énormément contribué à le stimuler dans sa réflexion en lui permettant de sentir avec empathie503, les problèmes des personnes et des sociétés du monde hors du Brésil. On remarquera chez lui, que tout est marqué par la cohérence, la solidarité et l’éthique libératrice en faveur des défavorisés, des exclus et des opprimés. La pédagogie de l’autonomie a pour objectif, de rendre libres ces peuples qui sont maintenus sous la domination par l’ignorance. Cette pédagogie devient donc le moyen par lequel il devait présenter à la face du monde, le condensé de la philosophie de l’éducation qu’il a défendu tout au long de son existence. A travers cette expérience, il définit ce qu’il entend par « acte d’éduquer ». Eduquer, c’est un acte authentiquement et généreusement humanisant504. Dans cette pédagogie pleine d’innovations, Paulo Freire suggère des pratiques et montre la possibilité des relations libératrices grâce à la création des conditions d’éducabilité des éducateurs entre eux et pour chacun d’eux, mais aussi avec les apprenants. En d’autres termes, il montre l’importance du dialogue intersubjectif passionné autour d’un objet de connaissance qui doit être présent dans tout le processus éducatif. Avec simplicité et attention, il offre son savoir aux éducateurs qui ont le devoir de se mettre au service d’une science épurée de l’utopie de « neutralité » et d’une pédagogie à prétention « apolitique » pour s’impliquer dans une praxis dont l’unique objectif est la transformation humanisante de la réalité sociale. Il expose ses connaissances avec l’intention de générer, par l’acte d’enseigner-apprendre, les possibilités de l’appréhension/compréhension/appropriation du savoir505. Pour accéder à cet objectif, il fallait s’armer de patience et s’accrocher sur une inébranlable conviction, que le but sera atteint malgré les obstacles à rencontrer.

Notes
489.

L’expression « éducation nouvelle » a été employée depuis la fin du XIXè siècle pour désigner un idéal dont la première expression appartient, à Montaigne. Celui-ci avait toujours plaidé pour la réduction du dressage extérieur et mécanique de l’enseignement, pour faire appel à la liberté et à la créativité rationnelles de l’apprenant. Il est bon, pensait-il, que le maître apprenne à s’effacer devant son disciple. C’est ainsi que, les pionniers de l’éducation nouvelle viendront à mettre l’accent sur « la connaissance de l’être à élever dans l’intimité de ses fonctions et les étapes de son devenir pour le former du dedans. » C’est en France où l’éducation nouvelle trouva les conditions de sa première réalisation. Plus tard, Pestalozzi viendra jeter les bases d’une véritable pédagogie qui s’intéresse à la réalité quotidienne de l’éduqué. En fin de compte, Condillac apparaîtra comme le grand précurseur de l’éducation nouvelle. Son système relève d’une philosophie qui voudrait ramener le phénomène de l’esprit aux simples données sensorielles, mais en renonçant à toute considération métaphysique pour donner une description générale de l’esprit. Il posait ainsi, les bases d’une nouvelle pédagogie : « celle d’une culture génétique et active appuyée sur l’observation de l’individu et tenant compte de ses ressorts affectifs, ses particularités physiques et mentales. Un grand progrès se réalisait là. » A. MEDICI, L’éducation nouvelle, Paris, PUF, 1962, p. 10.

490.

Cf. B. BENNASSAR et R. MARIN, Histoire du Brésil. 1500-2000, Paris, Fayard, 2000, p. 389.

491.

A. SILVA, Op. cit., p. 13.

492.

Ibidem.

493.

P. FREIRE, La pédagogie de l’autonomie, op. cit., p. 15.

494.

C’est cette conscientisation critique dénonçant les raisons du retard économique, politique et éducatif qui rendait possible le rêve de l’avènement de la transformation sociale, nécessaire pour la construction d’une véritable nation au Brésil. P. FREIRE, La pédagogie de l’autonomie, op. cit., p. 16.

495.

Dans le Nordeste brésilien, le terme « Mocambos » désigne une habitation misérable. Il présenta ce rapport au deuxième congrès national de l’éducation des adultes en juillet 1958 à Rio de Janeiro. J.-C. REGNIER, op. cit., p. 163.

496.

COLLECTIF I.C.E.M., Pédagogie Freinet. Perspectives d’éducation populaire, Paris, Maspero, 1979, p. 173.

497.

Ibidem.

498.

P. FREIRE, La pédagogie des opprimés. Suivi de Conscientisation et Révolution, Paris, Maspero, 1974, La Découverte, 2001.

499.

Depuis, cet ouvrage a été traduit dans une vingtaine de langues. Sa lecture reste d’une grande actualité, surtout lorsqu’on se pose la question de la libération et de l’autonomisation des peuples opprimés, dans un processus de mondialisation dominé par les lois de l’école du marché fondée sur la confusion.

500.

A. SILVA, L’école hors de l’école, op. cit., p. 68.

501.

Ibidem.

502.

P. FREIRE, Pédagogie de l’autonomie, op. cit., p. 18.

503.

Expression qui signifie littéralement, une fusion émotive. Elle désigne cependant, une attitude d’identification et de projection des états d’esprits d’un sujet dans ceux d’autres sujets ou des choses personnifiées. Elle se rencontre souvent dans l’expression du goût esthétique, de la pitié et de la sympathie communicative. Dans l’empathie qui est un phénomène complexe, entrent en jeu, divers facteurs d’ordre sensoriel, intellectuel, imitatif et émotif qui peuvent être considérés en partie comme la base de la conduite sociale de l’homme et qui en sont, en partie les produits. G. AVANZINI, Vocabulaire de pédagogie moderne, Paris, Centurion, 1974, p. 132. Cette expression avait été introduite en pédagogie par le pédagogue américain, Carl Rogers pour signifier : une compréhension qui permet à l’éducateur de se mettre à la place de l’éduqué et de vivre les problèmes de l’éduqué comme étant ses propres problèmes. C’est une méthode qui s’inspire du traitement psychanalytique des personnes en situation difficile. Cf. C. ROGERS, Liberté pour apprendre, Paris, Dunod, 1974, p. 23.

504.

Cf. C. ALBERT, Education de la personne et pédagogies innovantes. Le PEI, la Gestion Mentale, les techniques Freinet, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 250.

505.

A.-M. ANAUJO FREIRE, « La pédagogie de l’autonomie de Paulo Freire » in, Op. cit., p. 19.