1.2.2. Le rejet de la vision bancaire de l’éducation

Cette conception de la pédagogie perçue comme moyen de libération sociale, a conduit Paulo Freire à rejeter une pratique éducative qu’il qualifie d’« éducation bancaire ». Par cette métaphore, il désigne une pratique pédagogique qui dépose des notions dans la tête des élèves, à la manière des dépôts qui s’effectuent dans les banques. L’objectif est de montrer que l’acte d’enseigner ne se confond pas avec l’art de « transférer les connaissances ». Il désigne par là, des pratiques pédagogiques où le professeur énonce la bonne parole et où les élèves ne peuvent que recevoir et accepter passivement ce que le professeur leur a dit519. Cela rejoint ce qu’avait déjà dénoncé Célestin Freinet sous le terme de « scolastique » dans la perspective du « matérialisme pédagogique » opposé au « verbalisme, idéalisme pédagogique où la pédagogie fut, la plupart du temps, non pas la science de la formation de l’homme, mais l’étude des méthodes susceptibles de permettre et de faciliter l’acquisition d’une plus grande quantité de savoir. Cette conception monstrueuse de l’école a abouti au bourrage des cranes. »520 Dans cette forme d’enseignement, seul le professeur pense et les élèves ne peuvent penser qu’en accord avec ce que celui-ci leur a dit. L’unique mission des élèves consiste à recevoir docilement les dépôts des connaissances réalisées par le professeur qui est censé les posséder.

La finalité principale de l’éducation bancaire est « la domestication des êtres humains afin qu’ils acceptent le monde tel qu’il est, en leur interdisant d’exercer leur pouvoir créateur et transformateur sur le monde. »521 Par opposition à cette vision de l’éducation, Paulo Freire suggère une conception de l’éducation fondée sur la problématisation. Dans cette approche critique, l’éducateur propose à l’apprenant, sans lui imposer le contenu de l’étude qui doit être faite, à partir des ses propres paroles, afin que lui-même parvienne à suggérer, avec l’aide de l’éducateur, sa première vision du contenu. L’élève passe ainsi, d’une vision magique de la réalité, à une vision scientifique, fondée sur la créativité. Cette dernière repose sur « une action et une réflexion authentiques sur la réalité, répondant à la vocation des êtres humains qui ne sont authentiques que, lorsqu’ils sont impliqués dans la transformation du monde. »522 Dans la perspective dialectique ainsi ouverte, l’éducation pour la liberté s’est constituée comme « un acte de savoir, un acte de connaître, une méthode de transformation de la réalité que l’on cherche à connaître. »523 Cette praxis pédagogique qui place la transformation sociale au cœur de sa démarche a pour but, la libération psychologique et sociale des citoyens. Cependant, il faut aller plus loin dans cette analyse en abordant la question de la libération des opprimés à partir de l’acte pédagogique même. On peut donc se demander si la praxis pédagogique a la possibilité de contribuer à la libération d’un peuple sous le la domination ? Ou encore, peut-on se servir de la pédagogie pour aider un peuple à prendre en main son destin à travers l’accès à une autonomie véritable ?

Notes
519.

En ce sens, la pédagogie apparaît comme une praxis pensée dans « l’entre », entre la théorie et la pratique, ni totalement science, ni totalement action, entre l’idée et la réalité, entre la loi et le fait. C’est pourquoi, la science pédagogique s’arrime à une réflexion sur la praxis. La pédagogie serait donc une création en acte. C’est pourquoi, J. Houssaye pense que : « si on produit dans la pédagogie, cette production n’est pas une simple mise en œuvre des facultés de l’individu, l’actualisation d’une puissance qui préexisterait en acte, mais actualisation d’une puissance au deuxième degré, d’un pouvoir-être. Il y a bien production et non simple repos dans l’immobilité de l’acte. Mais cette production n’est pas simple production d’objets, l’objet moi-maître, ou l’objet enfant-assujetti, mais auto-production des sujets par essence inachevée et inachevable. » Comme telle, la pédagogie relève essentiellement de la praxis. J. HOUSSAYE, « Une illusion pédagogique » in, Les cahiers pédagogiques, N° 334, 1995, p. 30.

520.

C. FREINET, Pédagogie et émancipation, Paris, Hachette, 1999, p. 71.

521.

J.-C. REGNIER, Op. cit., p. 172.

522.

Ibidem.

523.

Ibidem.