2. Une pédagogie pour la libération

Cette nouvelle approche pédagogique nous situe en plein siècle contemporain, car la question de la libération des peuples anciennement dominés et qui continuent de l’être, reste d’actualité. La dynamique oppresseur-oppressé qui a poussé Paulo Freire à concevoir une pédagogie pour la libération des opprimés, est une pratique pédagogique qui s’inspire des thèses défendues par la théologie de la libération en Amérique latine524 L’usage de l’expression « pédagogie de la libération » existait déjà chez certains disciples de Paulo Freire parmi lesquels Faundez Antonio525. Celui-ci situait le processus de la libération des opprimés dans un rigoureux apprentissage du questionnement et de la critique. Il sera plus tard suivi par Ira Shora526, qui place l’éducation au cœur de l’engagement pour l’émancipation sociale des classes dominées. L’usage de cette expression est une manière de situer la pédagogie de Paulo Freire au centre de l’engagement social pour l’émancipation des peuples, au même titre que Jean Jacques Rousseau, Jean Jaurès, ou encore Léopold Sedar Senghor. Mais aussi, en tant qu’Africain, il s’agit de nous inspirer de cette méthode pour proposer les bases d’une nouvelle philosophie de l’éducation pour le développement, susceptible de contribuer à l’éveil de la conscience des peuples. Le but est d’accéder à une véritable libération contre les forces avilissantes de l’ignorance entretenues par un impérialisme capitaliste, qui place l’Afrique en marge du développement. Paulo Freire a eu le mérite de proposer un système éducatif qui ne puisse pas contribuer à la pérennisation du système dominant. Contre vents et marées, il a courageusement posé les bases d’une pédagogie pour la libération d’une partie de l’humanité, celle des pauvres, prise en otage par une autre partie, celle de riches, représentée par la puissance capitaliste et libérale.

Cette prise de position en faveur des pauvres, peut d’une certaine manière, justifier le succès rencontré par la philosophie de l’éducation de Paulo Freire au Brésil d’abord, en Amérique latine ensuite et finalement, dans tous les pays y compris les plus développés comme la France et les Etats-Unis. Il s’est placé dans la droite ligne de la théorie qu’avait déjà soutenue Célestin Freinet en France. Celui-ci critiquait ouvertement la pédagogie moderne en disant que : « la faute capitale de notre éducation actuelle, est d’avoir mis tout le poids sur ce qu’on sait, au lieu de le mettre sur ce qu’on est. »527 Pour clarifier sa position, il ajoutait : « si les grands pédagogues ont été en général d’ardents révolutionnaires, préoccupés surtout de développer l’enfant dans le sens social et humain, il n’en a pas été de même de ceux qui, esclaves de la société, ont interprété leurs doctrines pour les faire servir bassement à l’ordre social actuel. »528Cet humanisme pédagogique a eu une influence notable sur la théorie de Paulo Freire. Mais on ne peut dissocier cette valorisation de l’humain du principe de l’humanisme intégral défendu par Jacques Maritain comme le montre Philippe Cheneaux 529. Ses différentes prises de position en faveur des faibles et des sans voix, le rapproche sensiblement de Paulo Freire. Sa position contre la guerre que l’Italie fasciste imposait à l’Ethiopie, sa prise de position en faveur des Noirs aux Etats-Unis et le soutien apporté au général De Gaulle, alors qu’il n’était encore qu’un simple réfugié politique à Londres, montre jusqu’à quel point Jacques Maritain était prêt à aller, dans sa défense de la justice, au nom de l’humanisme intégral.

En défendant l’idée d’un humanisme intégral, Jacques Maritain fut l’un des précurseurs d’une philosophie qui devait servir d’alternative aux idéaux fondés sur des promesses d’un paradis terrestre que les peuples attendent toujours. Que ce soit le marxisme, le capitalisme, le libéralisme ou le communautarisme, toutes ces idéologies ont proposé des moyens de transformation sociale, mais les sociétés attendent que cette transformation arrive. Il est cependant curieux de constater que la situation sociale s’est plutôt empirée au lieu de s’améliorer. Par contre, en s’inspirant de la philosophie personnaliste, et en enrichissant sa démarche par le recours à la dialectique marxiste, à l’exemple d’Emmanuel Kant et de saint Thomas d’Aquin, Paulo Freire s’est inscrit dans une logique de synthèse qui lui a permis de produire une approche originale. Par sa méthode, il s’inscrit aussi dans la lignée de tous ces défenseurs de la liberté, convaincus qu’il est possible de rendre aux hommes marginalisés leur dignité. Il voulait parvenir à : « l’humanisation par la liberté, par la désaliénation, par l’affirmation de l’homme comme personne, comme être en soi. »530Par la défense de l’éducation de masse, il se plaçait dans une logique où la justice sociale devait servir de base pour le développement des peuples. La réalité contemporaine nous met face à un monde déshumanisé et déshumanisant. Ce qui justifie cette prise de position de Paulo Freire : « La lutte est possible parce que, la déshumanisation, bien qu’elle se soit produite dans l’histoire, n’est pas une fatalité, mais le résultat d’un ordre injuste qui engendre la violence des oppresseurs d’où résulte le moins-être. »531 La société post-moderne se plaît à déshumaniser l’homme. Il n’est considéré que dans une logique de production et rien d’autre. Cette observation nous amène à comprendre que la déshumanisation est non seulement une pratique dégradante qui touche la dimension ontologique de l’homme, mais qui touche aussi son historicité. Cette douloureuse observation justifie en effet, les velléités de plusieurs personnes qui pensent qu’il faut se frayer de nouvelles voies pour humaniser la société contemporaine, corrompue par l’idole du pouvoir et de l’argent. Cette alternative consistant à opposer da façon dialectique, une société « juste et dominée » à une société « injuste et dominante », apparaît à un moment où chaque groupe social semble revendiquer sa volonté de travailler en faveur des plus pauvres. L’histoire montre que l’humanisation et la déshumanisation constituent deux possibilités qui se présentent à l’homme, être inachevé conscient de son inachèvement. Même si les deux voies sont possibles, celle de l’humanisation sociale permet à l’homme de répondra à sa vocation à la liberté d’action et de choix. S’il tend souvent à nier cette vocation, elle demeure néanmoins affirmée par cette nécessité inhérente à son être profond, nécessité existentielle qui le place en position de lutte permanente en faveur du bien contre le mal. La négation de l’humanité peut se manifester par l’injustice, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’oppression, la violence et l’exclusion. L’humanisation est cependant affirmée par la soif de liberté, de justice, mais aussi, par la lutte des opprimés pour la récupération de leur humanité violée.

La déshumanisation à laquelle fait face le monde, est une négation pure et simple de la vocation ontologique de l’homme. Elle représente un acte qui remet en cause la nature profonde de l’homme. Qu’elle soit l’œuvre des pauvres contre les riches ou l’œuvre des riches contre les pauvres, la déshumanisation, sous toutes ses formes doit être combattue et dénoncée. Cette pratique est une déviation éthique qui guette tout homme. Elle suppose donc une vigilance permanente de la part de chaque citoyen pour éviter de cautionner ce qui ramène l’être humain à un objet. Certaines personnes prennent fait et cause pour la déshumanisation d’autrui, en vue de défendre leurs intérêts. Cette intention malveillante est souvent couverte de l’emballage humanitaire. Paulo Freire ne cache pas son opposition à ce cynisme contemporain. Pour ce faire, il soutient une pédagogie qui tienne compte de ces questions et, il suggère la réflexion suivante :

‘« Voilà le tragique dilemme des opprimés. Une pédagogie qui s’adresse à eux, doit affronter ce dilemme. C’est pour cela que la libération est un enfantement douloureux. L’homme qui en est le fruit est un homme nouveau qui ne peut vivre que dans et par le dépassement de la contradiction oppresseurs/opprimés, dans l’humanisation de chacun d’eux. Le dépassement de la contradiction est un enfantement qui donne au monde cet homme nouveau libéré de l’oppresseur. Mais ce dépassement ne peut se faire uniquement sur le plan abstrait. Il est essentiel qu’en comprenant la limitation que l’oppression leur impose, les opprimés fassent de cette compréhension, le moteur de leur action libératrice. » 532

La tâche de la libération incombe préalablement aux victimes de l’oppression. Ce sont eux qui sont des véritables témoins de leur calvaire. Personne d’autre ne peut le faire à leur place.

Notes
524.

Une théologie qui place au premier plan de son action, la libération historique de l’homme et de la société, en s’inspirant du message central de Jésus Christ, venu pour libérer d’abord les pauvres.

525.

A. FAUNDEZ, Learning to question : A pedagogy of liberation, Translated by Tony Coates, New York, Continuum, 1989.

526.

I. SHORA, Pedagogy for liberation, Hadley, Bergin and Garvey, 1987.

527.

C. FREINET, Op. cit., p. 70.

528.

Idem, p. 71.

529.

Dans son engagement en faveur d’une société juste, Jacques Maritain affirmait qu’une saine démocratie avait besoin pour se maintenir d’« une élite d’hommes et au caractère ferme, d’une élite d’hommes de conviction solide, de jugement juste et sûr, et qui dans toutes les circonstances, restent conséquents avec eux-mêmes. » Pour la liberté humaine, il soulignait, que ce qui compte pour l’issue décisive ce n’est pas le succès du combat, c’est la manière dont il est mené, les armes dont on se sert. Cette conviction pourrait bien, être celle de Paulo Freire qui croyait en l’espérance malgré la force capitaliste en présence qui le contraignit à plusieurs reprises à la souffrance et à l’angoisse. Enfin, pour Jacques Maritain la démocratie ne se limite pas seulement aux élections. La démocratie c’est l’effort passionné d’un certain nombre d’hommes, faillibles comme tous les hommes, mais en ceci du moins sincères et louables, voulant qu’à tout homme il soit donné de vivre vraiment en personne par une participation sans cesse élargie à tout ce qui fait le prix de la vie humaine et de la force de la communauté humaine. P. CHENEAUX, « Humanisme intégral » (1936) de Jacques Maritain, Paris, Cerf, 2006, p. 42.

530.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 20.

531.

Ibidem.

532.

L’humanisation de la société est la principale préoccupation de la démarche pédagogique. L’agir éducatif doit s’orienter vers une véritable émancipation des peuples. En effet, la faillite contemporaine de l’humanisme que tant se plaisent à dénoncer, ne peut pas justifier l’arrogance avec laquelle les puissants s’adressent aux pauvres, à travers ce que Paulo Freire qualifie d’« un ton de voix fier et content ». P. FREIRE, Lettres à la Guinée-Bissau sur l’alphabétisation, Paris, Maspero, 1978,p. 15.

En contestant à l’éducation son orientation vers l’universalité de la forme humaine, on la cantonne très vite aux conformismes sociaux. Loin d’émousser le drame et le paradoxe historique de l’humanisme contemporain comme promesse de l’homme en grandeur, toujours démentie par la misère de l’histoire, comme promesse d’universalité toujours repliée dans la particularité d’une culture, il faut au contraire en aiguiser le tranchant. C’est alors là, sur le terrain de l’éducation qu’apparaissent le mieux, la nécessité et l’enjeu de cette affirmation inconditionnelle de l’homme, de tout homme et de chaque homme qui est le trésor de l’humanisme. Parce qu’il y va de la destination entière de l’homme sous les espèces de sa croissance, et cela non dans l’abstraction de la théorie, mais « dans l’urgence nue d’une conduite devant l’appel d’un enfant, l’éducation dramatise le combat de toute anthropologie philosophique. Elle est le lieu où il nous faut choisir entre une figure purement séculière de l’homme, et son ouverture intime à un au-delà de lui-même qu’il sait mieux pressentir que nommer, mais dont il sent qu’il ne peut se séparer sans se perdre. » M. LENA, L’esprit de l’éducation, Paris, Desclée, 1991, p. 151.