2.1. La libération comme tâche des opprimés

Le terme de la libération évoque d’abord, les aspirations des populations de l’Amérique latine, dans leur lutte contre les conditions économiques, sociales et politiques, en vue de parvenir à une liberté collective réelle. Dans le contexte actuel, elle attire l’attention sur les conditions de vie des populations des pays du Tiers monde. Dès lors, il ne s’agit plus seulement de la liberté de droit reconnue, ou à reconnaître par les différentes législations nationales. Il s’agit plutôt d’une liberté effective, qui permet aux populations de toutes catégories sociales d’avoir accès à des conditions d’existences descentes. Le jésuite Edouard Pousset pense que la libération fait allusion aux : « tâches à effectuer plutôt que des idéaux et vise à fournir des conditions meilleures plutôt qu’à créer des libertés publiques par des textes des lois, comme au temps du libéralisme. »533 Or, le libéralisme du XIX ème siècle se montrait déjà favorable à la promotion des libertés individuelles. Cependant, la limite de cette vision démocratique se situe dans le fait que cette politique ne bénéficiait qu’aux secteurs favorisés de la société, même dans les pays où le libéralisme démocratique avait donné des meilleurs résultats, comme en Europe ou en Amérique du Nord. Le constat est, que la pratique démocratique de ces Etats péchait par leur absence d’une véritable préoccupation du bien être des couches populaires les plus défavorisées. Elle cautionnait l’émergence des nantis. Cette conception de la pratique démocratique a accentué la déshumanisation d’une multitude des citoyens à travers cette violence économique, morale et psychologique, que les dirigeants riches infligent aux peuples sans défense. Cette violence est l’expression d’un cynisme politique qui se manifeste par une permanente volonté de domination des oppresseurs à l’égard des opprimés. Cette attitude est interprétée par Paulo Freire comme une déviation morale de la vocation humaine. Au lieu de mener l’homme vers le plus être, elle le détourne de ce pourquoi le Créateur le crée, pour le rendre plus esclave qu’avant. Cette déviation conduira tôt ou tard les opprimés à se rebeller, à entrer dans une lutte contre leurs frères, qui au lieu de les aider à s’émanciper, les réduisent à l’état d’objet. Ce qui justifie la nécessité d’une éducation pour la liberté, car : « si ce sont les hommes qui ont produit les conditions et que celles-ci sont jugées mauvaises, les hommes devraient pouvoir les modifier. »534

L’engagement des citoyens pour la récupération de leur humanité est la condition pour maintenir la flamme de l’espérance dans une société opprimée. Mais cet engagement ne peut avoir de sens, que si les opprimés ne cherchent pas à leur tour à devenir des nouveaux oppresseurs en imposant la dictature du prolétariat comme le stipule la lutte des classes d’inspiration marxiste. Une posture qui approfondit et humanise l’approche marxiste de la lutte sociale. Pour Karl Marx, « les relations des hommes entre eux apparaissent à ceux-ci subordonnées à des rapports qui existent indépendamment d’eux et qui proviennent du choc d’individus indifférents entre eux. »535 Revenant sur cette question, Jacques Maritain parle de la liberté d’autonomie qui se conçoit sur le type d’une action transitive fondée sur la domination, la production et la réalisation de la volonté de puissance d’un groupe sur l’autre536. S’insurgeant contre cette forme de liberté qui voit dans l’Etat la plus haute expression des forces immanentes au devenir, Jacques Maritain affirme : « cette liberté qu’on peut appeler impérialiste ou dictatoriale a fait beaucoup de chemin dans le monde. »537 Quant à la pédagogie de la libération, elle prône une approche humanisante pour les deux camps. La conquête de l’humanité ne doit en aucune manière se transformer en une nouvelle oppression. Elle a plutôt le devoir de contribuer à la restauration de l’humanité chez les uns et chez les autres538. L’objectif principal de cette démarche, est d’aboutir à une société libre et fraternelle où le partage équitable des biens et des valeurs se fait sans aucune discrimination. Ce partage implique non seulement les biens matériels, mais aussi les biens culturels, spirituels et humains. Il est l’expression de la liberté de la personne. En s’écartant de la liberté d’autonomie, la personne laisse émerger la grandeur du travail commun. C’est une autre dialectique qui intervient. L’homme tend vers ce « bien commun temporel qui est la droite vie terrestre de la multitude, et qui n’est pas seulement matériel, mais aussi moral. Le bien commun est intrinsèquement subordonné au bien temporel de la personne et à la conquête de sa liberté d’autonomie. »539 Voilà ce qui fait la différence entre l’humanisme personnaliste et l’humanisme idéaliste. Ce dernier, en faisant présager aux individus, des compensations spontanées les pousse : « à se sacrifier à l’utilité commune, de telle sorte qu’en fin de compte le rêve d’une telle culture serait d’engendrer un Léviathan dominateur de toute la terre et à la liberté duquel une multitude d’esclaves joyeux auraient de plein gré voué leurs âmes. »540 C’est cette illusion qui fonde la dictature du prolétariat chère à Karl Marx. Paulo Freire considère l’accès à la liberté d’autonomie de la personne, comme la tâche la plus importante de l’éducation. Celui-ci doit changer le cours de l’histoire en libérant à la fois, et les opprimés et leurs bourreaux. Paulo Freire confère aux opprimés la responsabilité de « se libérer eux-mêmes et libérer leurs oppresseurs.»541

La tâche de la libération des opprimés ne eut en aucune manière être accomplie par les oppresseurs. Il leur est difficile de trouver dans l’exercice de leur domination, les forces nécessaires pour libérer les opprimés et pour se libérer eux-mêmes. Le cynisme et le souci du profit qui caractérisent leur pratique ne peut leur permettre de réaliser un tel objectif. Parmi les oppresseurs, il y a ceux qui ne sont pas en accord avec leur conscience mais qui s’obstinent malgré tout à perpétrer leurs méfaits contre leur propre volonté, pour des raisons matérielles et hégémoniques. Face à cette incapacité manifeste des puissants à se libérer de leur vice oppresseur, seule la force provenant de l’engagement des opprimés est en mesure de libérer les deux camps. Le pouvoir des opprimés dans les conditions que nous avons énoncées précédemment, trouve sa source dans l’humanisme contemporain. Ce qui le place face à l’histoire et lui confère la mission de rendre le monde et l’histoire plus humains. L’absence d’humanité et le souci du bénéfice matériel qui caractérisent le pouvoir d’oppression, le conduit à une fausse générosité, même lorsqu’il cherche à s’adoucir devant la faiblesse et la souffrance des opprimés. Paulo Freire estime que malgré cette bonne volonté, il est impossible à ce pouvoir, de dépasser ce stade. D’où cette conviction qu’il puise de l’homélie de saint Grégoire de Nysse : « Les oppresseurs faussement généreux sont obligés de permettre l’injustice pour que leur « générosité » continue à pouvoir se manifester. L’ordre social injuste est la source permanente de cette « générosité » qui se nourrit de mort, de découragement et de misère. »542 Qu’entendons-nous par cette fausse générosité ?

Notes
533.

E. POUSSET, « Approche anthropologique » in, Liberté-libération, Paris, Beauchesne, 1978, p. 2.

534.

Idem, p. 9.

535.

P. VALADIER, Essai sur la modernité. Nietzsche et Marx, Paris, Diagnostic, 1974, p. 64.

536.

J. MARITAIN, Du régime temporel et de la liberté, Paris, Desclée de Brouwer, 1933, p. 48.

537.

Idem, p. 49.

538.

Cette dialectique place Paulo Freire en contradiction par rapport à la dialectique marxiste qui voudrait que, les prolétaires, une fois pris le pouvoir qu’ils puissent imposer la dictature du prolétariat sur la bourgeoisie. Paulo Freire suggère, qu’une fois la liberté acquise, les opprimés « ne deviennent les oppresseurs des oppresseurs, mais restaurateurs de l’humanité dans les deux cas. » Pédagogie des opprimés, Paris, La Découverte, 2001, p. 21.

539.

J. MARITAIN, Op. cit., p. 50.

540.

Ibidem.

541.

Ibidem.

542.

Il nous est impossible de nous passer de ce commentaire du sermon de Grégoire de Nysse que s’approprie Paulo Freire : « Peut-être donnes-tu l’aumône. Mais d’où provient-elle sinon de tes rapines cruelles, de la souffrance, des larmes et des soupirs d’autrui. Si le pauvre savait d’où vient ton obole il la refuserait parce qu’il aurait l’impression de manger le corps de ses frères et de sucer le sang de son prochain. Il te dirait ces paroles courageuses : n’étanche pas ma soif avec les larmes de mes frères. Ne donne pas au pauvre le pain trempé dans les pleurs de mes compagnons de misère. Rends à ton semblable ce que tu as réclaméinjustement et je te serai reconnaissant. A quoi sert de consoler un pauvre si tu en fais cent autres ? » Saint GREGOIRE de Nysse, Sermon contre les usuriers.