2.1.1. Vraie et fausse générosit&

Ce cynisme humanitaire explique le mécontentement des opprimés qui dénoncent la volonté inavouée des puissants à maintenir les faibles dans l’oppression et la soumission. Contrairement à ces dernières, il existe pourtant une autre forme de. Il s’agit d’une générosité fondée sur le partage, la conviction que la décroissance est nécessaire et le respect entre les peuples. Cette forme de développement implique le rétablissement des pays pauvres dans leurs droits, dans le but de réduire le déséquilibre qui existe entre riches et pauvres. Ce qui est susceptible de rendre à chacun sa dignité. Mais cette solidarité n’est pas à confondre avec le « solidarisme » des oppresseurs, fondé sur un seul but, qui est celui de s’enrichir. Il est difficile à cette « générosité » intéressée pratiquée par les puissants, de comprendre qu’il puisse exister une autre forme de générosité qui est la vraie générosité. Celle qui est fondée sur des rapports désintéressés. Cette seconde forme s’évertue à lutter, pour que disparaissent les causes de l’amour falsifié et les causes de la fausse charité. La « charité » à laquelle s’oppose le développement solidaire, est celle qui pousse le laissé-pour-compte à tendre la main en permanence, sollicitant l’aide urgente des puissants, par la peur d’un lendemain incertain. Cette attitude, au lieu de le libérer, le rend encore plus dépendant, étant donné que ce qui lui est remis, n’est pas de nature à l’aider, mais à le rendre plus dépendant. Après cette analyse de la fausse générosité, revenons sur ce qui caractérise une vraie générosité. La générosité véritable est celle qui s’appuie sur la fraternité entre les peuples. En fait, il y va de la considération de chaque être humain dans sa dignité et son essence. Personne n’est traité comme supérieur ou inférieur à l’autre, mais chacun est un frère, quel que soit son rang social. La vérité n’est pas facile à faire avaler aux riches, alors qu’aux yeux de Jacques Maritain, elle est capitale : « C’est la vérité capitale qui domine le débat, et elle montre que chaque personne, par là même qu’elle appartient à l’espèce humaine, doit d’une manière ou d’une autre, profiter des avantages de cette destination commune de la nature matérielle au bien de l’espèce humaine. »543 Une telle solidarité, est celle où chaque personne apporte non seulement ce qu’elle a, mais d’abord ce qu’elle est pour l’édification d’une société dans laquelle les discriminations disparaissent progressivement par la force des choses.

Dans ce contexte, ni l’argent, ni le pouvoir pour le pouvoir, aucun des deux n’aura de l’influence sur les décisions. L’objectif principal de cette générosité est finalement de réduire la dépendance humaine, spirituelle, matérielle et culturelle des opprimés à l’égard des oppresseurs. Elle donne à chacun la possibilité de travailler pour la transformation de la réalité sociale. Pour transformer le monde, il est nécessaire de donner à chacun la possibilité de travailler et d’apporter son savoir faire au bien être des autres. C’est ainsi que Paulo Freire définit la vraie générosité comme celle qui consiste à :

‘« lutter pour que de moins en moins les mains d’hommes ne se tendent dans un geste de supplication des humbles devant les puissants. Alors seront nombreuses les mains qui travailleront et transformeront le monde. Cet enseignement doit prendre naissance chez les damnés de la terre, les opprimés, les misérables du monde et ceux qui sont vraiment solidaires avec eux. » 544

Seule une lutte pour la justice, est capable de restaurer la dignité humaine. En effet, cette lutte doit être menée par les peuples et par des individus qui ont fait l’expérience de la domination et qui ont choisi, en toute conscience, de se libérer réellement545. Mais pour parvenir à une véritable libération, la seule bonne volonté et les bonnes intentions ne suffisent pas. Il nécessite un effort considérable dans la praxis libératrice. En toute vérité, « la solidarité exige que l’on assume la situation de ceux avec lesquels on se solidarise. »546 Paulo Freire poursuit en soulignant, que la véritable solidarité est celle qui exige l’implication de tous dans la lutte « avec les opprimés pour la transformation de la réalité objective qui fait d’eux, des êtres vivant pour les autres. »547 A travers cette finalité, ce processus aura un caractère d’amour qui s’opposera au non-amour contenu dans la violence des oppresseurs, même lorsque cette violence prend les apparences d’une « générosité ». En s’engageant sur le chemin de la pédagogie de la libération, Paulo Freire a voulu mettre en place une pratique pédagogique conçue « avec les opprimés et non pour eux, qu’il s’agisse d’hommes ou des peuples, dans leur lutte continuelle pour recouvrer leur humanité. Cette pédagogie qui fait de l’oppression et de ses causes, un objet de réflexion des opprimés d’où résultera nécessairement leur engagement dans la lutte pour leur libération. »548 C’est à travers l’engagement des opprimés dans la recherche de leur propre humanisation, que cette pratique pédagogique pourra se renouveler en permanence.

Notes
543.

J. MARITAIN, Du régime temporel et de la liberté, op. cit., p. 230.

544.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 23.

545.

Qui mieux que les opprimés, se trouvera préparé à comprendre la terrible signification d’une société oppressive ? Qui peut ressentir mieux que ces personnes, blessées dans leur amour propre, les effets de l’oppression ? Qui peut mieux comprendre la nécessité d’une libération que ces peuples exploités et bafoués dans leurs droits les plus élémentaires ? Ces questions nous aident à entrer dans la réalité en partageant de façon empathique la situation des opprimés ; non pour lutter à leur place, mais pour leur donner, à travers l’éducation, les moyens nécessaires pour leur propre libération.

546.

Idem, p. 27.

547.

Ibidem.

548.

Ibidem.