2.1.2. La libération des opprimés par eux-mêmes

La question est cependant de savoir comment ces opprimés, qui accueillent en eux l’oppresseur, représenté par des êtres doubles et inauthentiques, pourront participer à l’élaboration d’une pédagogie pour leur propre libération ? Par leurs différentes méthodes, surtout en s’appuyant sur l’institution scolaire, les dominants finissent par inculquer aux dominés l’idée selon laquelle, sans eux, la vie serait impossible.Ce qui rejoint la critique formulée par Yvan Illich qui pense que : « l’école rend l’esprit plus esclave et conduit à un esclavage où rien n’est laissé au hasard. »549 En conférant à l’institution scolaire les vertus de former le jugement critique, on ignore comment elle s’y prend. En tout cas, la promotion qu’elle fait de la culture individualiste ne favorise pas les choses : « en faisant de l’apprentissage du moi, d’autrui, de la nature, une série de biens de consommation pré-emballés »550, l’institution scolaire n’aide pas les citoyens à s’émanciper. Mais le pire c’est qu’elle finit par nous aliéner totalement : « Le pire, c’est qu’elle finit par nous investir tous, qu’elle s’empare si entièrement de nous, que le seul espoir de libération, c’est en nous qu’il faudra le trouver, surtout pas l’attendre de quelque aide extérieure. Certains se croient révolutionnaires et sont encore victimes de l’école. Ils en viennent, à envisager une libération que leur donnerait une institution. »551 Si l’on veut se libérer vraiment, il faut d’abord : « se libérer de l’école pour dissiper de telles illusions. »552 Cette approche est perçue par Paulo Freire, comme la possession des opprimés par les oppresseurs. Alors que les opprimés se trompent de croire qu’ils réfléchissent par eux-mêmes, c’est l’oppresseur en eux qui agit. Pourtant, c’est seulement lorsqu’ils auront découvert qu’en leur personne, ils ont accueilli leur oppresseur sans s’en rendre compte, que les populations pauvres auront la possibilité de promouvoir une pédagogie capable de contribuer à leur libération.

Une fois de plus, pour s’éloigner de la théorie marxiste de la lutte des classes, Paulo Freire rappelle que la libération est impossible tant que les opprimés penseront que vivre c’est ressembler aux oppresseurs. Ce regard marxisant qui compare aveuglement les bourreaux d’aujourd’hui aux victimes de demain, a fini par conduire l’élite africaine à l’échec que nous déplorons. Poussée par un zèle comparable à celui des évangéliques, les élites africaines se sont laissées entraîner aveuglement par des idéologies sans les avoir bien comprises. Sans beaucoup réfléchir, elles ont déployées le maximum d’efforts pour se débarrasser des oppresseurs, non pas dans le but de se réconcilier avec eux-mêmes, avec leur histoire et avec le colonisateur-oppresseur, mais dans l’unique but de prendre la place de l’occupant et de devenir à leur tour, les oppresseurs de leurs propres frères : c’est la réalité à laquelle nous assistons aujourd’hui à travers tous ces pouvoirs qui contribuent sensiblement à la marginalisation des peuples d’Afrique. Dans l’ouvrage intitulé, Un conflit au Congo, le premier universitaire Congolais Thomas Kanza553, notait que lors de l’accession du Congo-Kinshasa à l’indépendance, le premier Conseil des Ministres présidé par le Premier Ministre Patrice Lumumba, le seul point à l’ordre du jour était : « le partage des biens, meubles et immeubles laissés par les hauts fonctionnaires coloniaux ! » Une attitude infantile qui n’a pas aidé ce pays à atteindre la maturité politique nécessaire pour s’assumer. Les Congolais continuent à payer le prix de cet aventurisme. Avec un peu de recul, une lecture de ce qui se passe au Zimbabwe permet de comprendre où peut mener une telle vision de la transformation sociale. Les exemples du Cameroun, du Gabon ou de la Guinée Equatoriale où des chefs d’Etats, issus de la mouvance des indépendances pensent qu’ils sont nés pour diriger est une preuve de la régression de cette conception.

Faisant allusion à l’aspiration de peuples d’Afrique à une réelle liberté tant au plan économique, social que culturel, le professeur Maurice Kamto554 du Cameroun regrettait que ces aspirations qui se traduisent à travers plusieurs manifestations dans les villes et villages, soient étouffées par des pratiques démocratiques taillées à la mesure des dirigeants en place, privant les peuples de toute possibilité de donner à leur avenir un destin de prospérité555. Cette attitude qui consiste à sacrifier le peuple pour le bénéfice du dirigeant, est une pratique qui doit être prohibée. Dans les pays en développement et plus particulièrement ceux d’Afrique, certains leaders se permettent de jouer au chat et à la souris. D’une part, ils trompent les puissants colons, leur disant qu’ils sont les seuls en mesure de maîtriser la population et de les aider à poursuivre l’œuvre d’exploitation comme avant les indépendances. D’autre part, ils trompent la population, en leur montrant qu’ils sont les seuls à pouvoir leur apporter une véritable libération contre ceux qu’ils accusent d’être à la base de leur malheur. Ce clientélisme a été fustigé par les évêques de la République Démocratique du Congo qui ont constaté de telles attitudes de la part des dirigeants politiques de leur pays. Pour eux, si rien ne bouge au sujet du développement, ce n’est pas la faute de la population, mais plutôt la faute des dirigeants. Prenant leurs responsabilités, ils affirment : « Nous avons quant à nous, la ferme conviction que notre peuple, s’il est soutenu par des dirigeants animés d’une réelle volonté de servir la nation, peut mener ce processus à bonne fin dans la paix et la fraternité, sans haine ni luttes intestines. »556 Nous pouvons constater une étonnante similitude entre les propos des évêques de la république Démocratique du Congo et les objectifs assignés à la pédagogie de la libération. C’est dire combien les vues défendues par Paulo Freire sont précieuses, non seulement pour le Brésil et l’Amérique latine, mais aussi pour l’Afrique et le monde. Par sa capacité de conscientisation et d’autonomisation, la pédagogie de la libération constitue un instrument important qui permet aux peuples opprimés, de découvrir les mécanismes éducatifs aliénants, mis en place par l’oppresseur, dans le but de les maintenir dans une situation de servitude permanente. Ce que dénonce Yvan Illich qui regrette que l’école devienne ce nouveau lieu d’aliénation sociale. C’est une prison qui nous aveugle en noue faisant croire que le vrai savoir est celui qui nous est imposé :

‘« L’aliénation était une conséquence directe du travail considéré comme une activité salariée. L’homme était alors privé de la possibilité de créer et d’être re-crée. Maintenant, les jeunes sont pré-aliénés par une école qui les tient à l’écart du monde. Tandis qu’ils jouent à être à la fois les producteurs et les consommateurs de leur propre savoir, défini comme une marchandise sur le marché de l’école. L’enseignement fait de l’aliénation la préparation à la vie, séparant ainsi l’éducation de la réalité et le travail de la créativité. Il enseigne le besoin d’être enseigné. Une fois cette leçon apprise, l’homme ne trouve plus le courage de grandir dans l’indépendance, ne trouve plus d’enrichissement dans les rapports avec autrui, il se ferme aux surprises qu’offre l’existence lorsqu’elle n’est pas prédéterminée par la définition institutionnelle. » 557

Pour emboîter le pas à Yvan Illich, Paulo Freire suggère la conscientisation comme moyen par lequel les opprimés doivent comprendre, qu’à l’instar de leur oppresseurs, ils peuvent participer à l’humanisation de la société. La pédagogie de la libération sensibilise à la réconciliation entre les opprimés et les oppresseurs pour un humanisme fécond. Le cas échéant, ces derniers deviendraient eux-mêmes des nouveaux oppresseurs558.

Dans ce contexte, l’homme nouveau pour les opprimés, ce n’est pas celui qui naît du dépassement de la contradiction à travers la transformation de l’ancienne situation concrète d’opprimé en situation nouvelle d’homme libre. L’homme nouveau est plutôt « celui qu’ils deviendront en se faisant les oppresseurs des autres. Leur vision de l’homme nouveau est une vision individualiste ; leur adhésion à l’oppresseur ne leur donne pas la possibilité de prendre conscience d’eux-mêmes commepersonnes ni comme membres d’une classe opprimée. »559 Les opprimés qui projettent en eux l’ombre des oppresseurs et qui suivent leurs normes ont parfois la crainte de la liberté. Certes, l’habitude est une seconde nature. On ne peut donc pas se lever un bon matin pour subitement se débarrasser d’une habitude acquise, il faut tout un processus. Alberto Silva pense que :

‘« Les paysans ont accepté cette situation dans la mesure où elle était l’exact reflet de leurs situations dans les autres domaines, notamment militaire et politique, dans la mesure aussi où l’arbitraire de l’autorité allait de pair avec celle du prêtre, dépositaire d’une autorité absolue et lointaine. Ils l’ont entérinée plus qu’acceptée par leur mutisme, leur passivité, leur démission forcée face aux décisions des plus forts. » 560

L’ombre des oppresseurs est une réalité présente dans l’esprit des opprimés. Expulser cette ombre équivaut à arracher un élément dans l’être de quelqu’un. Et si on enlève un élément, il faut absolument le remplacer par un autre, pour parer au vide. Dans ce contexte, la pédagogie de la libération devra remplacer l’ombre de l’oppresseur par un autre contenu fondé sur l’autonomie et la responsabilité. Un contenu qui engage la responsabilité des opprimés, comme le remarquait Charles Antoine : « La prise de conscience de la misère des faubourgs des grandes villes, de celle des paysans de l’intérieur du pays, et plus profondément, des déséquilibres économiques et sociaux marquent profondément les jeunes généreux et disponibles. Cela les amène à l’action politique et à l’ouverture à gauche. Idéologiquement, ils s’engagent dans un combat de type socialiste. »561 Ce sont des situations existentielles difficiles, voir impossibles qui ont obligé les jeunes à s’engager en politique. Cela exige une prise de conscience de sa responsabilité à l’égard de la société et de soi-même. Sans cette prise de conscience, il est difficile de prétendre être libres. La liberté exige un effort permanent et cet effort ne se réalise que dans un acte responsable posé par un sujet conscient.

Notes
549.

Y. ILLICH, Une société sans école, Paris, Seuil, 1971, 84.

550.

Ibidem.

551.

Idem, p. 85.

552.

Ibidem.

553.

B. AMBA WETSHI, « De la Baule Accra » in, http://www.congoindependant.com/article.php?articleid.

554.

Maurice Kamto est l’actuel Vice-ministre de la Justice au Cameroun.

555.

M. KAMTO, L’urgence de la pensée. Réflexions sur une pré condition du développement en Afrique, Yaoundé, Mandare, 1993, p. 24.

556.

Conférence Episcopale Nationale du Congo, Tous appelés à bâtir la nation, Kinshasa, Saint Paul, 1990.

557.

Y. ILLICH, Op. cit., p. 84.

558.

Quant à ce qui concerne la structure mentale des opprimés, on se rend compte que celle-ci se trouve conditionnée par la contradiction qu’ils vivent dans leur situation concrète et existentielle dans laquelle ces peuples ont été formés. Jean Demarle rappelle : « Les inégalités, la remise en cause des structures de pouvoir, le problème de l’organisation sociale, le refus actuel de l’autorité absolue permettent d’établir deux types majeurs d’affrontements. » D’une part, c’est un conflit majeur entre culture aristocratique et culture démocratique, et c’est, d’autre part, une divergence dans la stratégie pour réaliser ces aspirations. D’où l’interrogation : faut-il user de la violence ou non ? Pourtant, les structures fondamentales de la plupart des conflits semblent pouvoir se ramener à ces deux questions essentielles dans la dialectique de la lutte de classes. J. DELMARLE, Classe et lutte de classes, Paris, Les Editions Ouvrières, 1973, p. 143.

559.

On verra dans cette perspective, les paysans réclamer la réforme agraire, non pour se libérer, mais pour posséder la terre et devenir propriétaire ou, plus précisément, patrons de nouveaux employés. A plusieurs reprises nous avons assisté à ce spectacle désolant, lorsque certains paysans, « promus » comme chef d’équipe, deviennent plus exigeants à l’égard de leurs anciens compagnons. Il est possible de dire qu’avec la situation d’oppression, il n’a pas eu la chance d’être transformé. Celui qui est dur pense, que pour mieux assumer sa place il devra être plus regardant, jusque dans les moindres détails, comme preuve de rigueur. Dans ce sens, l’opprimé apparaît avoir comme seul modèle d’humanité de l’oppresseur. C’est parfois le drame dans lequel on tombe, si on ne fait pas attention. C’est pourquoi, l’éducation doit redonner aux opprimés une formation humaine et intégrale, pour qu’ils soient capables de travailler avec compétence. C’est ainsi que la pédagogie doit s’efforcer de favoriser le développement de la force autonome du bien qui est au cœur de chaque être humain. C. ALBERT, Education de la personne et pédagogies innovantes. Le PEI, La gestion mentale, Les techniques Freinet, op. cit., p. 267.

560.

A. SILVA, L’école hors de l’école. L’éducation des masses, Paris, Cerf, 1972, p. 71.

561.

C. ANTOINE, Les catholiques brésiliens sous le régime militaire, Paris, Cerf, 1987, p. 67.