2.2. La sortie de l’oppression : une responsabilité citoyenne

Lorsqu’un peuple a été dominé pendant longtemps, il finit pas intégrer la vie d’esclavage comme quelque chose de normal. Il ne déploie plus aucun effort pour se libérer de cette sorte de vie, mais s’évertue à faire allégeance à ses bourreaux dans une résignation fondée sur la peur. Mais, dès qu’on se rend compte que l’esclavage, l’oppression, l’occupation ou la domination sont des vices humains, fruits de la volonté de puissance, on sent la nécessaire obligation de dépasser la situation d’oppression. Cette nouvelle vision de la réalité sociale a conduit à la naissance de la théologie de la libération en Amérique latine, une théologie qui se rapproche de la pratique pédagogique qui fonde notre démarche. Faisant allusion aux politiques du salut, Julien Freund renseigne que : « les pères de la théologie de la libération se veulent interprètes d’une situation socio-politique concrète et, de plus, ils prétendent qu’il s’agit là d’une nouvelle méthode théologique où le fondement du discours théologique est la praxis politique sociale. »562 Une approche anthropologique concrète de la réalité sociale ne peut laisser indifférent le chercheur, sauf s’il est doué de mauvaise foi. La réalité vécue en Amérique latine et aujourd’hui, celle vécue par les populations d’Afrique, ne peut que conduire à une vision inventive de l’action sociale qu’elle soit éducative, sociologique, politique, etc. Comme les conditions sociales déshumanisantes présidèrent à la naissance de la pédagogie de l’espérance en Amérique latine, le contexte actuel de l’Afrique, exige une nouvelle approche pédagogique, où l’école doit être remise en cause, pour devenir le lieu d’émergence des nouvelles mentalités de développement. Pour comprendre la pédagogie de la libération, il faut : « quitter sa chaise ou son fauteuil et essayer, du moins en pensée, d’aller habiter de l’autre côté du grand mur qui sépare les pays riches des pays en voie de développement. »563 Cela signifie qu’il faut faire un grand effort d’imagination pour éviter de tomber dans le simplisme que dénonçait Emmanuel Mounier qui pense, que « c’est une tentation très forte de s’asseoir avec attendrissement devant des beaux paysages pendant que la caravane humaine poursuit sa marche les pieds au feu. »564 Effectivement, à voir les difficultés de la pratique démocratique, l’absence d’une totale mentalité de développement et la persistance d’une logique nocive à la promotion humaine en Afrique, on comprend comme Emmanuel Mounier, que la population de cette partie de la planète est une longue caravane humaine qui marche « les pieds au feu ». La pédagogie de la libération, avec ses intuitions et ses insuffisances, sa générosité et sa jeunesse, veut se donner la tâche d’être, à tort ou à raison, une herméneutique pédagogique concrète du contexte politico-social des peuples d’Afrique.

Cette démarche implique une compréhension critique de la situation concrète, afin que par une action transformatrice soutenue par une réelle volonté de se libérer, puisse s’instaurer un nouvel ordre social qui soit en mesure d’assurer le plus-être à chaque personne. Sans une vision concrète de la situation sociale, et surtout des mécanismes économiques qui ont conduit au sous-développement de l’Afrique, on peut difficilement comprendre le bien fondé d’une telle pratique pédagogique. Si la situation d’oppression engendre un univers inhumain et déshumanisant qui atteint à la fois ceux qui oppriment et ceux qui sont oppressés, il est évident qu’il n’appartient pas aux premiers, devenus inhumains par le seul fait d’opprimer les autres, mais aux seconds, à partir de leur moins-être, d’entamer la quête du plus-être pour tous : oppresseurs et opprimés. Revenons à la lancinante question de la peur de la liberté que vivent parfois certains opprimés qui ont fini par s’accommoder de leur situation. Tant que ceux-ci seront paralysés par la peur de la liberté, il leur sera difficile, d’appeler les autres au secours et, d’écouter l’appel qu’on leur adresse. C’est ce qui explique le semblant de joie qu’on retrouve chez la plupart des citoyens africains, qui malgré la souffrance qui préside à leur quotidien, ils sont prêts à chanter, à louer et à vanter les mérites de leurs dirigeants. Cette peur de s’exprimer et de dire non aux bourreaux doit être extirpée par une éducation orientée vers l’autonomie. Par peur de s’engager dans la lutte pour la transformation des conditions sociales, beaucoup d’opprimés choisissent de vivre dans une situation injuste, pourvu qu’ils sauvegardent leur tranquillité. Cette situation est la traduction réelle d’une lâcheté qui s’oppose à l’engagement authentique dont a besoin l’Afrique aujourd’hui. S’il est vrai que ce sont les populations elles-mêmes qui doivent devenir maîtresses de leur propre destin, il n’y a aucune raison pour elles, de s’enfermer dans un fatalisme qui accepte tout. Il est incompréhensible de voir des hommes soumis à une pauvreté voulue par les dirigeants, préférer s’adapter à une situation de servitude dans laquelle ils sont réduits, plutôt que de s’engager dans la communion créatrice qu’apporte la liberté.

Ces partisans de la servitude conformiste souffrent d’une dualité qui s’installe dans leur être. Ils découvrent que, n’étant pas libres, il ne leur est pas possible de vivre de façon authentique et encore moins, de se lancer dans l’aventure de la conquête de la liberté. Leur souci du plus-être se retrouve étouffé par la peur d’une liberté dont on ignore les conséquences. Concernant ces gens dont la peur de la liberté domine les cœurs, Paulo Freire pense qu’ils voudraient bien s’engager, mais qu’ils sont dominés dans leur for intérieur par quelqu’un d’autre, sans s’en rendre compte. Le vrai problème est qu’ils ne sont pas capables de faire des choix courageux entre deux visions du monde : la liberté ou l’oppression. Voici comment il s’exprime sur le sujet :

‘« Ils veulent être, mais ils ont peur d’être. Ils sont eux-mêmes et en même temps, ils sont l’autre, projeté en eux comme conscience opprimante. Leur lutte devient un dilemme entre être eux-mêmes ou être divisés ; entre expulser ou accueillir l’oppresseur à l’intérieur d’eux-mêmes ; entre se désaliéner ou rester aliénés ; entre suivre des ordres ou faire des choix ; entre être spectateurs ou acteurs ; entre agir ou avoir l’illusion d’agir dans le contexte d’oppression ; entre parler ou se taire ; castrés dans leur pouvoir de créer et de re-créer, dans leur pouvoir de transformer le monde. » 565

Les partisans du conformisme semblent carrément opter pour un esclavage tranquille contre une liberté dérangeante : un défi pour l’éducation. Ces gens ont besoin d’être libérés de cette situation. Si l’on admet, que dans les sociétés africaines, la dynamique décrite conduit à l’asservissement des consciences, si l’on reconnaît qu’il arrive souvent à ces peuples d’absolutiser leur ignorance au profit de leurs dirigeants, qui deviennent leur unique référence en toutes circonstances, comme des vrais « dieux » de leurs consciences, la conclusion s’impose que la tâche la plus urgente pour le pédagogue, est le rachat pur et simple de ces hommes, la libération de leurs consciences et la découverte de leur personnalité propre, au de-là même de leur aliénation. Une telle prise de position implique un engagement concret dans la vie de la cité. Or, tout engagement pour la liberté des faibles, est comme cette douleur d’enfantement qui préside à toute dialectique sociale novatrice, telle que le veut la nature.

Notes
562.

J. FREUND, « Les politiques du salut » in, Le point théologique. Théologies de la libération en Amérique latine, Paris, Beauchesne, 1974, p. 27.

563.

M. LUYKX, « La théologie de la libération » in, La foi et le temps, mars-avril, 1973, p. 147.

564.

E. MOUNIER, Feu de chrétienté, Paris, Seuil, 1950, p. 44.

565.

La pertinence de cette analyse de Paulo Freire le rapproche considérablement des pionniers de la révolution française que sont les Lumières. On se souviendra ainsi de cette expression de Jean Jacques Rousseau qui disait préférer « un chien affamé mais libre à un chien rassasié mais enchaîné. » Cf. P. FREIRE, Op. cit., p. 24.