2.2.1. Les douleurs de l’enfantement

Toute pédagogie qui s’adresse aux opprimés doit se préparer à affronter le dilemme que vivent les faibles. C’est pour cette raison que la libération est comparable aux douleurs de l’enfantement. L’homme qui en est le fruit, est un homme nouveau qui ne peut vivre que par le dépassement de la dialectique oppresseurs/opprimés, et cela dans le souci permanent de l’humanisation de chacune des deux parties. L’effort de dépassement de la contradiction est un enfantement qui donne au monde de nouvelles personnes libérées de toute oppression, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Mais ce dépassement ne peut se faire uniquement au plan théorique. Se reconnaître limité par la situation concrète d’oppression n’est pas suffisant en soi. L’opprimé ne peut dépasser la contradiction dans laquelle il se trouve que lorsque la conscience de son état l’engage effectivement dans la lutte pour se libérer. Cette considération est aussi valable pour le bourreau pris individuellement comme personne. Se reconnaître en position d’oppresseur, même si l’on souffre de cette situation, ne veut pas dire se rendre solidaire des opprimés. Voilà dans quelle mesure la pédagogie de la libération s’impose comme une nécessité sociale. Paulo Freire lui-même en avait déjà fait la douloureuse expérience : « Ayant souvent fait l’expérience de cette oppression mentale dans ses recherches, Paulo Freire a opté pour une éducation comme pratique de la liberté et comme action culturelle menée par des sujets qui cherchent à construire eux-mêmes leur histoire. »566 Et cet engagement pour l’émancipation des peuples exige une véritable solidarité, entre les peuples eux-mêmes et entre les nations.

Etre solidaire, ce n’est pas prêter assistance à quelques personnes en souffrance tout en les maintenant rivées à une situation de dépendance. Etre solidaire de quelqu’un, c’est travailler avec lui pour lui donner les moyens de devenir lui-même. Nous faisons nôtre, cette maxime chinoise qui déclare : « Plutôt que de donner du poisson à quelqu’un, mieux vaut lui apprendre à pêcher ». Voilà la vraie solidarité. Mais la solidarité que semble soutenir le monde contemporain, est celle qui rend les peuples démunis encore plus dépendants qu’avant. L’exemple des dettes contractées par les dirigeants, dettes qui ne servent pratiquement à rien pour le développement, mais dont les populations se retrouvent dans l’obligation de payer, sont des formes de solidarité qui doivent être revues et corrigées. Etre solidaire ce n’est pas non plus prendre conscience que l’on exploite l’autre et faire l’analyse de sa faute d’une manière paternaliste. La solidarité exige que l’on assume, de façon empathique, la situation de ceux dont on se rend solidaire. Cela doit se faire dans la détermination et la radicalité567. Si ce qui caractérise l’opprimé comme « conscience esclave » par opposition à la « conscience du seigneur » est ce souci de devenir une « quasi-chose »568 et de se transformer en conscience pour un autre, la véritable solidarité consistera donc à lutter avec les opprimés pour la transformation de la réalité objectivante qui fait d’eux des êtres vivant pour les autres. L’oppresseur ne peut effectivement devenir solidaire des opprimés que lorsque son attitude cesse d’être sentimentale et mièvre, de caractère individuel, pour se transformer, en toute sincérité, en un acte d’amour envers ceux qu’il doit désormais considérer comme des partenaires égaux. Cette solidarité commence lorsque ces derniers ne constituent plus pour lui des entités abstraites, mais des hommes réels, spoliés et privés de leurs droits ; lésés dans leur moyen d’expression et dans le travail par lequel leur personne se trouve vendue 569.

C’est seulement dans la plénitude d’un acte aimant, dans son insertion existentielle, dans sa praxis, que s’établit la véritable solidarité. Dire que les hommes sont des personnes et comme telles, qu’ils sont libres, mais ne rien faire concrètement pour que cette affirmation devienne une réalité dans leur existence, est une plaisanterie qui n’a pas de sens. L’exemple de l’évêque brésilien, Pedro-Maria Casaldaliga peut aider à saisir le sens d’un vrai engagement solidaire pour les démunis. Cet homme né en Espagne est allé partager sa vie et son savoir avec un peuple abandonné à lui-même au fin fond du Brésil, afin de partager l’expérience des abandonnés :

‘« sept jours de camion jusqu’à l’Araguia, un territoire de 150.000 Km2 de fleuves, de Sertão et des Forêts. L’unique route était en train de s’ouvrir, rouge et poussiéreuse, dans la forêt et les clairières. Personne ne possédait sa terre. Personne n’avait un avenir assuré. Tout le monde était émigrant. Ils traversaient l’Araguia comme les Hébreux traversaient la mer rouge à la recherche de la terre promise. L’analphabétisme prédominait. L’éducation des enfants, considérée comme pouvant donner accès à un avenir différent du triste destin des parents, intéressait davantage le peuple que le droit de posséder la terre et de manger. L’enseignant le plus qualifié était une négresse généreuse qui n’avait fait qu’une année et demie de cours élémentaire. Elle était souvent ivre… » 570

Avec ce genre de situation, on ne se pose pas de question, on n’élabore pas des longues théories : on agit. C’est une responsabilité éthique qui s’impose à l’homme. Pourtant, la première condition pour la transformation sociale est la prise de conscience que cette situation avilissante et contraire au développement ne peut ni perdurer, ni être acceptée. C’est l’exigence radicale à laquelle nous sommes contraints de passer. En parlant de l’exigence radicale, essentielle à la transformation objective de l’ordre social, et lorsque nous prenons la peine de dénoncer l’immobilisme subjectif qui transforme la prise de conscience des opprimés en une espèce d’attentisme qu’un jour l’oppression disparaîtra d’elle-même, nous reconnaissons en même temps le rôle de la subjectivité dans le processus du changement des mentalités. C’est ce qu’avait compris Dom Helder Camara lorsque, prenant partie pour la justice, il déclarait : « Vous qui vous sentez, d’esprit et de désir, membre de la famille abrahamique, n’attendez pas la permission pour agir. N’attendez pas non plus l’établissement des statuts ni des règlements officiels. Quiconque se sent membre de la famille abrahamique ne doit pas rester seul. »571 Cette appel de l’évêque rebelle conforte l’idée selon laquelle, face à l’injustice et à la désolation, la seule réaction qui vaille la peine c’est l’engagement. Et lorsqu’on s’engage, même si on est combattu, il faut être convaincu qu’on n’est jamais seul. Agir pour la société exige une association avec les autres. Mais pour s’engager, on a besoin de prendre du temps, souvent seul, pour savoir quel genre d’action mener au sein de quelle société. D’où l’impossibilité de penser à l’objectivité, sans faire allusion à la subjectivité. L’une ne peut exister sans l’autre : elles demeurent indissociables.

Notes
566.

A. SILVA, Op. cit., p. 75.

567.

Analysant la notion de la solidarité dans ses multiples facettes, Raymond Chappuis déclare : « S’il n’y a aucun doute pour l’existence d’étroit rapport qui lie la solidarité à la justice et à la morale, il existe aussi unrapport entre la solidarité vécue comme sentiment et l’amour que les laïcs appellent « fraternité » et les croyants « agapè ». Cette fraternité, inscrite dans la devise républicaine depuis 1848, et qui fait appel à l’amour que chaque homme doit manifester à l’égard de ses frères, se vit aussi dans l’acte de solidarité. Elle n’est plus un simple mot, mais elle est, le sentiment qui pousse les hommes à s’accorder une aide mutuelle. » Personne ne pourrait donc contester qu’il existe bel et bien, un sentiment de solidarité entre les hommes appartenant à une même communauté et même au delà. Ce sentiment est de l’ordre de l’amour, au sens psychologique du terme, ce qui s’exprime par une tendance essentiellement opposée à l’individualisme égoïste. La solidarité est un acte de justice. R. CHAPPUIS, La solidarité. L’éthique des relations humaines, Paris, PUF, 1999, p. 8.

568.

La chose se définit comme une substance : un sujet réel et concret, considéré indépendamment de toutes les qualités qui le déterminent. Comme nous ne nous faisons l’idée de la chose que par ses déterminations ou qualités, la chose en soi ne saurait être un objet de connaissance ; elle ne peut pas être pensée. E. GOBLOT, Le vocabulaire philosophique, Paris, Armand Colin, 1917, p. 115. Quant à l’usage de l’expression « quasi-chose », revenons à Paulo Freire qui veut faire allusion à quelque chose qui n’a aucune importance ni pour soi ni pour les autres. Celui qui accepte, sous la contrainte de la situation de demeurer dans la servitude plutôt que de chercher à conquérir sa liberté quel que soit le prix est considéré comme ayant vendu sa dignité d’homme et perd cette qualité pour rester chose parmi les choses.

569.

Selon Karl Marx, le travail exprime une continuité avec la nature. Dans le travail l’homme se comporte à l’égard de la nature comme une puissance naturelle, en la transformant suivant ses propres lois. Il modifie la nature extérieure en même temps qu’il modifie sa propre nature en développant les potentialités qui y sont en sommeil. Le travail s’incarne dans les objets naturels, se transforme de travail vivant en travail passé, afin de réaliser l’appropriation de l’élément naturel en fonction des besoins humains. Mais ce n’est pas le travail lui-même qui est responsable de la mutilation de l’individualité, mais les rapports sociaux qui lui confèrent des formes déterminées, de sorte que leur modification permettra de les transformer en affirmation de liberté. C’est dans cette deuxième acception que nous nous inscrivons pour dénoncer cette forme de travail qui aliène au lieu de valoriser l’homme. Cf. R. RENAULT, Le vocabulaire de Marx, Paris, Ellipses, 2001, p. 56.

570.

P.-M. CASALDALIGA, Je crois en la justice. Etre évêque au Brésil, Paris, Cerf, 1978, p. 23.

571.

D.-H. CAMARA, Le désert est fertile, Paris, Desclée de Brouwer, 1971, p. 93.