2.2.2. Contre l’objectivisme abstrait

La négation de la subjectivité dans l’analyse de la réalité sociale conduit à l’absurdité idéaliste de l’objectivisme : un véritable poison pour l’humanité572. De la même façon, la négation de l’objectivité dans l’analyse conduit à un subjectivisme aveugle qui se prolonge en attitude solipsiste, qui nie l’action en niant la réalité objective, faisant de celle-ci une simple création de la conscience573. En effet, beaucoup de chercheurs ont cru possible de concevoir une démarche scientifique extirpée de tout apport personnel. Or, il est impossible à un sujet, de se passer de son identité personnelle lorsqu’il mène une recherche. Le chercheur a une langue, une compétence, des atouts et des limites. Tous ces éléments interviennent au cours de la recherche. Prétendre s’en passer, c’est de l’illusion. D’autre part, la réalité demeure la même dans l’autre sens. Faire dépendre la vérité du sujet correspond à faire l’éloge du relativisme. Or, malgré toutes les limites liées à l’incarnation du sujet, on ne peut nier l’existence de la vérité à rechercher dans l’adéquation entre ce que pense le sujet et ce qui est réel. C’est pourquoi, l’objectivisme et le subjectivisme doivent céder la place à la subjectivité et à l’objectivité dans une relation dialectique permanente en faveur d’une vérité humanisée. C’est-à-dire, une vérité incarnée, qui tient compte de la réalité existentielle. Confondre l’objectivité au subjectivisme, et nier l’importance de l’objectivité, dans le processus de transformation du monde et de l’histoire, serait comparable à un simplisme ingénu. Cela équivaut aussi à admettre l’existence d’un monde sans hommes : ce qui serait impossible.

Jacques Maritain apporte un éclairage intéressant sur cette question. Il estime que la culture et la société ont pour office essentiel de préserver quelque chose de donné qui est le libre arbitre. Il faut pourtant éviter que cette préservation du libre arbitre puisse « s’exercer et se manifester comme autant de petits dieux, sans autre restriction que de ne pas gêner celle du voisin. »574 Sans cette prudence, on se retrouve dans une pratique sociale contenant « une inconsciente hypocrisie » car elle méconnaît, au profit de l’homme abstrait, « toutes les dures et sévères contraintes qui pèsent sur l’homme réel : quelques-unes ne jouissant en fait de la liberté ainsi conçue que par l’oppression de tous les autres. »575 Ignorer ce possible dérapage s’apparenterait à une autre naïveté : celle d’un subjectivisme qui considère qu’il existerait des hommes sans monde. Les deux pôles de l’analyse de la réalité ne s’excluent pas mutuellement, mais ils coexistent. La situation sociale objective qui n’existe pas par hasard, mais comme produit de l’action humaine, ne peut non plus se transformer par hasard. Etant donné que ce sont les hommes qui sont à l’origine de cette situation, et que celle-ci dans une inversion de la praxis, se retourne contre eux et les asservit, la transformation de la réalité socio-historique est alors une tâche à accomplir par les citoyens. Devenant oppressive, la réalité implique l’existence des oppresseurs et des opprimés. Les opprimés, à qui revient réellement le devoir de lutter pour leur libération en union avec ceux qui leur sont solidaires, ont besoin de disposer d’une conscience critique de l’oppression s’ils veulent que leur engagement puisse porter des fruits576. Il ne sera plus question d’inculquer une certaine somme des connaissances à l’éduqué comme on le ferait à un simple objet réceptif, « une marmite de connaissances », mais de rendre ce dernier, capable de se libérer personnellement et de libérer la société. Se libérer de ce pouvoir de domestication pour accéder à la liberté vraie exige que l’on en sorte et que l’on se retourne contre le joug dominant. C’est donc à travers la praxis authentique et vraie, sans activisme aveugle, mais dans l’action et la réflexion qu’il est possible de parvenir à une réelle libération.

Notes
572.

P. RICOEUR, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, Seuil, 1947, p. 173.

573.

Idem, p. 96.

574.

J. MARITAIN, Du régime temporel et de la liberté, op. cit., p. 46.

575.

Idem, p. 47.

576.

Voici en effet, l’un des problèmes sérieux qui affecte l’œuvre de libération. La réalité oppressive, constituant un mécanisme d’absorption de ceux qui la subissent, fonctionnera comme une force d’immersion des consciences. L’action libératrice suppose un moment nécessairement conscient et volontaire, et se présente comme la prolongation et l’insertion continue de ce moment dans l’histoire. Cf.P. FREIRE, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 29.