2.3. Principes d’une vraie libération

Expliquer aux masses dominées leur propre action c’est, d’une part, éclairer et préciser ladite action dans sa relation avec les données objectives d’où elle tire sa source. D’autre part, c’est éclairer et préciser les finalités de l’action que doit mener le peuple qui veut se libérer. Le devoir de l’éducateur est de tout faire pour permettre aux masses populaires de découvrir la réalité objective qui les met au défi, car c’est sur cette réalité que doit s’exercer l’action de leur engagement pour la transformation de leur environnement immédiat. Cette découverte de leur identité propre et de leur responsabilité, leur permettra de sortir de l’état de ceux qui subissent, pour faire partie de ceux qui contribuent à la transformation de l’ordre social en cours. Par cet engagement dont la critique est le principal fondement, les populations contribuent à leur manière, à faire avancer le développement à venir desdites expériences. Voilà pourquoi, on ne peut parler d’action humaine sans la présence d’une réalité sociale objective. Nous entendons par réalité sociale objective, ce monde du non-moi, un monde constitué par une réalité extérieure au sujet, seule réalité capable de stimuler son engagement et de le mettre au défi de l’action transformatrice577. Il n’y aurait pas non plus d’action humaine si l’homme n’était pas un « pro-jet », un au delà de lui-même capable d’appréhender sa situation, afin de mieux la connaître pour la transformer. D’un point de vue dialectique, action et monde, monde et action sont intimement solidaires578.

Parlant de la sensibilisation des masses, le philosophe hongrois Georg Lukacs montre d’abord que toute action ne peut être considérée comme tâche humaine. Une action ne peut être considérée comme tâche humaine, que lorsque « plus qu’un simple faire, elle est une réflexion. Cette réflexion nécessaire à l’action est implicite lorsqu’il faut expliquer aux masses leur propre action ; elle est également implicite dans la finalité qu’il donne à cette réflexion : accélérer le développement ultérieur de ces expériences. »579 Pour les éducateurs, le problème ne consiste pas à fournir une explication aux masses pour leur donner les ordres sur ce qu’elles doivent entreprendre comme action, mais il s’agit d’entrer en dialogue avec elles, pour chercher à comprendre la situation face à laquelle elles sont appelées à réagir et l’action qu’elles doivent entreprendre pour changer réellement cette situation qui les opprime. Le processus d’accès à la libération des opprimés par la voie du dialogue exige le respect de certaines exigences. Selon Paulo Freire, la parole est le fondement premier du dialogue car c’est par elle que se dévoile l’existence humaine : « l’existence humaine ne peut être muette, silencieuse, ni se nourrir longtemps de fausses paroles. Il lui faut ces paroles authentiques avec lesquelles l’homme transforme le monde. Exister humainement, c’est dire le monde, c’est le modifier. »580 Le dialogue, fondement de toute construction sociale ne peut se faire que dans un climat où les hommes se parlent : « Ce n’est pas dans le silence que les hommes se réalisent, mais dans la parole, dans le travail, dans l’action-réflexion. Le dialogue est cette rencontre des hommes, par l’intermédiaire du monde pour l’exprimer. »581

Quant à Georg Lukac’s, il invite les éducateurs à aider les masses à s’insérer dans la réalité sociale, non par une acceptation aveugle de l’oppression, mais par une praxis fondée sur la critique constructive et la volonté affirmée de se libérer. Ceci est nécessaire car, aucune réalité n’est en mesure de se transformer elle-même582. Mais la pédagogie des opprimés n’est pas à confondre avec un militantisme aveugle. C’est plutôt une pédagogie des hommes engagés dans la lutte pour leur libération et pour l’humanisation de l’univers contemporain qui pousse l’homme à s’éloigner de sa véritable vocation. En revenant sur la question de l’engagement comme vocation essentielle de l’homme, Jacques Maritain montre que celui-ci n’a pas le droit de faire défection, devant le drame de l’existence et de la vie, en se retranchant dans une curiosité spectaculaire. Sa vocation doit se traduire par un engagement libre dans la société. C’est en fait : « un engagement d’autant plus réel et d’autant plus profond que la liberté intérieure est intacte. C’est une conséquence de la loi de l’incarnation, dans l’effrayant dynamisme dans lequel tout homme est entraîné, s’il ne résiste pas à ce qu’il est. »583 S’appuyant sur la réalité de l’engagement social, Jacques Maritain défend l’idée du combat existentiel qu’il considère comme le prolongement logique des exigences de la vie. Tout homme est dans l’obligation existentielle de satisfaire, par son témoignage, aux exigences de l’engagement pour la transformation de la société. Prenant l’exemple de l’engagement chrétien, il dit que, « loin d’être dispensé des obligations auxquelles tout homme est tenu dans l’ordre social et politique, le chrétien sait qu’il doit satisfaire en chrétien, en portant jusque dans ce monde de la violence et de la contradiction, le témoignage de l’esprit dont il est. »584 La mission de l’homme est de participer à la mission du monde par l’engagement social. La pédagogie servira de courroie de transmission de cette conscience au risque d’être confondue à une science spéculative supplémentaire : c’est une sorte de mission historique pour elle.

Notes
577.

Cf. D. SIMART, Op. cit., p. 41.

578.

P. RICOEUR, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, op. cit., p. 61.

579.

G. LUKACS, « Lénine » in, Etudes et documentation internationales, Paris, 1965, p. 62.

580.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 72.

581.

Ibidem.

582.

Karl Marx pensait à une théorie de la continuité du capitalisme et du communisme sur lesquelles il fonde le principe de la lutte des classes. Renault revient sur la volonté de la masse à obtenir sa liberté. Il fait allusion au journal La commune de 1871 dans lequel il tire cette explication pour expliquer l’engagement des faibles pour leur émancipation. En effet, la masse « n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, elle aura à passer par des longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances et les hommes. Elle n’a pas à réaliser d’idéal, mais seulement, libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la société bourgeoise. »E. RENAULT, Le vocabulaire de Karl Marx, op. cit., p. 16.

583.

Cf. J. MARITAIN, Lettre sur l’indépendance, Paris, Desclée de Brouwer, 1935, p. 10.

584.

Idem, p. 11.