2.3.1. La mission de la pédagogie de la libération

Cette approche pédagogique se fonde sur une analyse socio-anthropologique, économique et politique du monde contemporain dominé par l’idole de l’argent et, dans lequel, seule « la raison du plus fort est devenue la meilleure. » La pédagogie de la libération a pour mission, d’aider les masses populaires dominées, non seulement par les hommes, mais aussi par les contingences naturelles, à devenir capables de faire une auto-critique sans complaisance des raisons de cette domination. Cette critique s’étendra sur l’analyse de la réalité inacceptable dans laquelle gisent ces masses, dans le but de trouver les voies et moyens de se libérer et, de libérer leurs oppresseurs. Emmanuel Mounier défend l’idée d’originalité et de la fidélité de la personne à ses exigences. Il pense que l’homme doit résister au destin que lui impose la nature, dire non aux visages « inhumains, aveugles, cruels et aberrants » que lui présente le monde, pour se mettre à l’écoute des sollicitations indicibles nées du meilleur et du fond de soi. C’est par une telle attitude de défiance à l’égard du mal, que se révèle la vie même de la personne humaine.

Ainsi perçue, le terme vocation perd le sens que lui confère le langage courant. Elle ne signifie plus cette heureuse adaptation à un chemin tracé, mais plutôt une aptitude de l’individu à réaliser patiemment les convictions qu’il porte au plus profond de lui, pour le bien de la société. Même si ces convictions ne se réalisent pas de si tôt, l’essentiel est de s’engager quelque part : « peu importe que cette réalisation ne se produise pas effectivement. L’espérance d’y parvenir suffit à combler une existence humaine. »585 Mais cette souplesse d’Emmanuel Mounier n’est pas un feu vert pour nous pousser à croire au vide. C’est plutôt un appel à un plus grand engagement, et à une espérance malgré les difficultés à rencontrer dans la réalisation du rêve qui nous tient à cœur. Dans le fond, l’engagement social proposé par Emmanuel Mounier semble rejoindre l’idéal pédagogique de Paulo Freire. Elle n’a pas la prétention de changer le monde comme d’un coup de baguette magique, mais elle voudrait apporter sa contribution dans la mise en place d’une société juste en Afrique aujourd’hui. Etant donné que le principal destinataire de cette pédagogie c’est un peuple abandonné à lui-même, il devient normal de voir cette pratique pédagogique recruter ses adeptes chez les opprimés eux-mêmes, s’ils se reconnaissent comme tels ou s’ils prennent progressivement conscience de leur situation d’oppression. Compte tenu de la situation d’oppression dans laquelle se trouve les peuples d’Afrique, victimes de la mauvaise gestion de leurs propres dirigeants, nous pensons comme Paulo Freire qu’aucune pédagogie ne peut se permettre le luxe de se mettre à distance de ces hommes, en les considérant comme de pauvres malheureux qui attendent un traitement humanitaire, et pour cela, commencer à proposer à partir d’exemples choisis chez les oppresseurs, des modèles pour leur rédemption586.

Cette pédagogie en faveur des opprimés, qui a pour objectif la restauration d’une intersubjectivité fondée sur l’égalité, la fraternité et l’acceptation des différences, est une « pédagogie de l’homme et pour l’homme »587. La principale préoccupation est le développement social, économique, humain et spirituel de l’homme. A vrai dire, nous plaidons en faveur d’une pédagogie pour l’humanisation du monde d’aujourd’hui. Notre intérêt porte sur l’Afrique dans la mesure où, c’est une partie de l’humanité qui reste sous le joug des différentes dictatures qui ne disent pas leurs noms. Il est temps que chaque science s’évertue à apporter sa contribution pour la mise en place d’une société qui respecte les droits des pauvres et des plus faibles en Afrique. Comme Paulo Freire, nous restons persuadés que cette pratique pédagogique fondée sur l’humanisme personnaliste et « animée d’une générosité authentique, humaniste et non humanitaire, est en mesure d’atteindre cet objectif. »588 Ce qui est loin d’être le cas pour les pédagogies actuelles, fondées sur la volonté « cachée » de maintenir des peuples entiers sous l’oppression des puissants. Comment expliquer que les livres scolaires utilisés au Cameroun soient conçus et fabriqués en France, alors qu’au Cameroun il y a des possibilités d’en élaborer sur place ? Comment expliquer le fait que, le programme scolaire en République Démocratique du Congo est conçu en Belgique, alors que sur place, il y a des spécialistes capables de le faire ? Cette pratique a besoin d’évoluer. Même si l’apport des spécialistes occidentaux est encore nécessaire, cela devrait se passer dans la concertation, le dialogue et la primauté de l’apport local sur les programmes préconçus qui souvent, ne tiennent point compte de la réalité locale.

Paulo Freire s’acharne contre ce genre de pratique qu’il qualifie d’instrument de déshumanisation d’un monde déjà fragilisé par l’injustice. Il prend ses distances avec la pédagogie traditionnelle et affirme ce qui suit : «  Au contraire, la pédagogie qui part des intérêts égoïstes des oppresseurs, égoïsme déguisé en fausse générosité, et fait des opprimés le fait de son humanitarisme, maintient et incarne l’oppression proprement dite. C’est un instrument de déshumanisation. »589 Pour cette raison, il est difficile à cette pratique pédagogique, d’être élaborée et encore moins, mise en pratique par les puissants oppresseurs eux-mêmes. Il serait impensable, que des personnes dont le seul objectif consiste à perpétrer leur domination sur les autres, et dont l’action inhumaine, foncièrement destructrice n’est plus à démontrer, puissent prétendre encourager et pratiquer une éducation qui conduirait les faibles dominés à leur émancipation. C’est un piège dans lequel est tombée l’Afrique aujourd’hui. Du côté des oppresseurs, on peut trouver des individualités douées de bonne volonté, comme ce fut le cas de Frédéric De Clerck590 en Afrique du Sud, mais cette attitude a besoin d’être soumise à l’épreuve du temps. Cependant, nous ne devons pas oublier que la mise en place de toute pédagogie, y compris la pédagogie de la libération pour le développement en Afrique, exige l’accord des pouvoirs politiques en place. On ne peut se passer de cette contrainte nécessaire. Pourtant, si la population ne dispose pas d’un tel pouvoir, la question que cela suscite sera de savoir, comment cette population qui gît sous le coup de l’oppression sera-t-elle en mesure de mettre en place une telle pratique pédagogique qui se présente comme une nécessité, avant que la libération ne soit effective ? Les bonnes intentions sont une très bonne chose, mais la réalisation des objectifs en est une autre. La libération intérieure et extérieure des peuples constitue l’objectif premier de cette démarche, mais la gestion de l’après libération est un problème qu’il faut prendre en compte. Il ne faut d’ailleurs pas se voiler la face, la gestion de la liberté n’est pas aussi facile qu’on ne le croit. L’exemple de la gestion des indépendances africaines par ceux qui prétendaient transformer leurs pays en paradis terrestre comme par un coup de baguette magique nous empêche de rêver, mais nous invite à plus de pragmatisme et de réalisme.

Notes
585.

R. BOYER, Actualité d’Emmanuel Mounier. La notion de personne, op. cit., p. 61.

586.

Cette pratique encore présente dans le fonctionnement entre les pays d’Afrique et leurs anciennes métropoles, constitue l’une de causes majeures de la souffrance des peuples anciennement colonisés. C’est ainsi que le dénonçait J. KI ZERBO, Eduquer ou périr, Paris, UNESCO, 1990, p. 55.

587.

Nous voulons faire allusion à l’humanisme qui caractérise la pédagogie de la libération. Le souci majeur qui doit guider les praticiens de cette nouvelle approche pédagogique inaugurée par Paulo Freire doit consister à tout faire, pour que la première préoccupation ne soit pas la transmission des connaissances, mais plutôt, l’acceptation, que l’autre peut avoir aussi, quelque chose à m’apporter.

588.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 30.

589.

Idem, p. 32.

590.

Ancien président Sud-Africain. Issu du parti de l’apartheid, c’est lui qui a mis fin à la pratique du régime raciste par une politique d’ouverture. Il est récipiendaire du Prix Nobel de la paix, qu’il avait partagé avec Nelson Mandela.