Une analyse sur l’avenir de l’éducation en Afrique a permis au professeur camerounais Pierre Fonkoua de montrer, que pour ce qui concerne la question éducative en Afrique, l’heure n’est plus aux spéculations. Il est plutôt temps de se mettre à une action transformatrice de grande envergure. Faisant allusion aux organisations internationales qui gèrent l’orientation scolaire en Afrique, il invite ainsi les instances onusiennes, à devenir plus proches des aspirations locales, au lieu d’imposer à chaque instant ce que doivent faire les Etats africains en matière de politique éducative, sans tenir compte de la réalité591. Sans doute, c’est là où réside l’une des questions les plus importantes qui exige notre analyse. Sans prétendre proposer une solution prêt-à-porter, nous pouvons cependant affirmer qu’une première tentative de réponse se trouve dans la distinction qui existe entre d’un côté : l’éducation systématique qui ne peut être changée que lorsque l’on détient le pouvoir politique et décisionnel. C’est ce pouvoir qui a la possibilité d’influer sur l’orientation pédagogique nationale. Il y a de l’autre côté, les travaux éducatifs à élaborer de commun accord avec la population, principale bénéficiaire de l’action pédagogique libératrice et actrice première de son propre développement et de sa propre émancipation 592. Toute élaboration pédagogique qui ne tiendrait pas compte de ces paramètres aura toutes les difficultés du monde à se frayer une place au soleil.
Dans sa pratique, la pédagogie de la libération comprend deux moments distincts. Le premier est celui qui implique la découverte du monde de l’oppression par le peuple opprimé qui s’engage dans la praxis pour la transformation de ce monde. Le deuxième, c’est lorsque la réalité oppressive est déjà transformée. Au cours de ces deux phases, la pratique pédagogique dont l’objectif est la libération mentale et sociale, sera toujours une action en profondeur, qui se donne la peine de s’opposer à la culture dominante. Cette opposition intelligente, se fera grâce au changement de la perception du monde oppresseur par les peuples opprimés. Par la conscientisation, les peuples sous la domination pourront prendre conscience de leur capacité à vivre et à apporter quelque chose au monde, même sans le concours de leurs « maîtres ». Ensuite, la lutte se poursuivra par le rejet des mythes crées et développés dans la structure oppressive. Ces mythes se perpétuent comme des « spectres mythiques dans la nouvelle structure surgie de la transformation révolutionnaire. »593 En face du problème de leur comportement, de leur vision du monde et de leur éthique, en face de la dualité des opprimés, il reste normal que ces peuples soient considérés comme,
‘« des êtres doubles, contradictoires et divisés. La situation d’oppression dans laquelle ils se forment et dans laquelle ils réalisent leur existence, les installe dans cette dualité qui les empêche d’accéder au plus-être. Il suffit qu’on interdise aux hommes l’accès au plus-être pour que la situation dans laquelle une telle interdiction s’applique soit une situation de violence. Violence incontestable parce qu’elle blesse la vocation ontologique et historique des hommes au plus-être. C’est pourquoi, lorsque la situation d’oppression s’établit, la violence s’instaure. » 594 ’La pédagogie qui se fixe un tel idéal a besoin de se soumettre à l’obligation d’une rigoureuse auto-critique. Le but de cette exigence est d’analyser les raisons qui ont conduit l’ancienne pratique pédagogique, qui malgré ses bonnes intentions, perpétue l’idéologie dominante des puissants et n’a jamais réussi à sortir de la manipulation dont elle fait l’objet de la part des pouvoirs publics. Pourtant, apprendre est de toutes les activités humaines, celle qui exige le moins d’intervention d’autrui, et si cette activité se prêter à la manipulation, elle s’éloigne de son principal objectif qui consiste à aider le sujet à devenir lui-même. Pour Yvan Illich, l’école participe à la manipulation de la conscience. Or, comme la maïeutique socratique, l’institution scolaire a pour mission d’aider l’apprenant à éveiller ce qu’il y a en lui : « nous ne tenons pas notre savoir, à proprement parler, de l’instruction imposée. La meilleure façon d’apprendre, c’est cet accord avec les choses et les êtres, tandis que l’école les force à confondre le développement de leur personnalité et de leurs connaissances avec une planification d’ensemble qui permet la manipulation de l’élève. »595
La pédagogie de la libération doit éviter de tomber dans le piège du tout institutionnel et privilégier l’émergence d’une école pour tous. Car, en bon instrument de l’Etat pour la manipulation sociale, il arrive parfois que l’institution scolaire serve de trait d’union pour transformer les apprenants en proie des autres institutions dominatrices. A force de mettre l’accent sur les programmes organisés que les élèves doivent suivre comme des moutons, l’institution scolaire finit par étouffer tout élan de créativité. Le résultat de cette manipulation est que : « les êtres humains ne sont plus capables d’éprouver quelque surprise, bonne ou mauvaise. Les rencontres ne seront plus sources enrichissantes, puisqu’on leur a appris ce qu’ils doivent attendre de toute personne qui a été soumise au même enseignement qu’eux… êtres et machines se confondront bientôt. »596 La difficulté dans la confiance aveugle à l’institution scolaire concerne la formation de la personne individuelle, qui ayant subi l’influence de ses maîtres, perd le sens de la responsabilité et confère sa liberté à l’Etat. En conséquence, « ceux qui se rebellent contre l’Alma mater finissent par y faire carrière, au lieu de trouver le courage de continuer à contaminer autrui par leurs découvertes personnelles… incapables d’assumer la responsabilité des résultats. »597Pour éviter de tomber dans ce piège institutionnel, la pédagogie de la libération doit s’efforcer de parvenir à la formulation des propositions concrètes en vue d’une pratique pédagogique libre, capable d’aider la société à s’assumer en assumant son histoire. La relation enseignant-apprenant reste au cœur de toute refondation sociale par l’éducation. Mais dans le cadre d’une pédagogie inter-éducative.
P. FONKOUA, Quels futurs pour l’éducation en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 49.
Ibidem.
Ibidem.
Ibidem.
Y. ILLICH, Une société sans école, op. cit., p. 71.
Idem, p. 72.
Ibidem.