3.1. La relation enseignant-apprenant

Toute démarche pédagogique commence toujours par la relation enseignant-apprenant. Elle a pour objectif, de contribuer à la transformation d’une société de classe en une société où, malgré les différences, les citoyens restent tous égaux devant la loi. Paulo Freire compare cette relation à une narration dans une dissertation : « la narration comme la dissertation supposent la présence d’un sujet représenté par le narrateur. Mais dans une relation pédagogique, chaque fois qu’on parle du sujet, il faut aussi penser à l’objet. Dans ce cas précis, l’objet est représenté par les auditeurs qui sont les apprenants. »601 Cette relation fondée sur la passivité, est décriée par la nouvelle pédagogie en quête de libération. Pour le pédagogue brésilien, la maladie dont souffre la relation pédagogique est celle de la narration. C’est bien cette maladie qui affecte au premier chef le domaine de l’éducation où le seul mot d’ordre est de : « discourir et toujours discourir. »602 Parler de la réalité, comme d’une chose arrêtée, statique et compartimentée, ou encore proposer une dissertation sur un sujet qui est complètement en dehors de l’expérience existentielle des apprenants, était assurément devenu le suprême souci du système l’éducatif du Brésil contre lesquels s’opposait Paulo Freire. Cette forme éducative est aliénante et fait de l’enseignant, un agent non contestable auquel est impartie la tâche de « remplir » les élèves avec le contenu de sa narration. Cet appel serait tolérable s’il était proche des apprenants. Or il est fait de « morceaux de la réalité détachée du tout dont ils proviennent et dont la vision leur rendrait une signification. »603 Dans ces dissertations, la parole est vidée de la substance concrète, à défaut de se transformer en phrases creuses. Plus grave, elle donne l’impression de ressembler à un verbiage aliéné et aliénant. Elle devient en ce sens, plus un bruit inutile qu’une signification pour le présent et pour l’avenir de l’apprenant.

En revanche, dès lors que la parole ne sert plus à rien, il vaudrait mieux ne plus la prononcer pense Paulo Freire604. Cette façon de faire devrait avoir un sens dans un environnement statique qui ne change pas. Par contre, s’il y a une chose vraie à propos de l’homme post-moderne, c’est bien qu’il vit dans un environnement qui change sans arrêt. Le physicien Albert Einstein n’avait-t-il pas raison lorsqu’il déclarait : « C’est un véritable miracle de voir que les méthodes modernes d’instruction n’ont pas encore entièrement étouffé la saine curiosité intellectuelle. Cette petite plante délicate, en plus d’un encouragement, a surtout besoin de liberté, sans quoi elle s’étiole et ne manque pas de périr. »605 Pour ce faire, Carl Rogers propose que le but premier de l’enseignement ne soit plus de transmettre des savoirs abstraits, mais de faciliter le changement et l’apprentissage. Il pense que le seul individu réellement formé « est celui qui a appris comment apprendre, comment s’adapter et changer, c’est celui qui a saisi qu’aucune connaissance n’est certaine et que, seule la capacité d’acquérir des connaissances peut conduire à une sécurité fondée. »606 Dans le même ordre d’idées, la pédagogue Cécile Albert s’oppose à une forme de relation pédagogique fondée sur la passivité de l’apprenant. Ce dernier n’est pas un élément statique pour recevoir seulement de la part de l’enseignant. Il a aussi quelque chose à apporter, car il vient de quelque part et représente un élément concret du cosmos, c’est-à-dire, tout un monde. C’est dans ce sens qu’elle fait allusion à la nécessaire remise en cause de la relation pédagogique traditionnelle, en vue de poser les bases d’une réforme pédagogique dont la prise en compte de l’apport de l’apprenant sera l’un des éléments clés. Selon elle, c’est une situation d’injustice qui porte atteinte à la dignité même de l’élève : « On observe que l’adoption d’une pédagogie coïncide avec une forme de remise en cause. La situation professionnelle est interrogatoire et problématique. Il y a une forme d’inquiétude. En même temps, on discerne et on s’en indigne sur les situations qui portent atteinte à la dignité de l’élève. On ne supporte pas l’injustice. »607 Ce constat rejoint de façon impressionnante la préoccupation de l’éducation à la liberté et à l’autonomie consignée dans la pédagogie de la libération, sorte de voie innovante, face à toutes ces anciennes pédagogies avilissantes qui ont cours en Afrique. Toutefois, rien n’est mauvais en soi, y compris la pédagogie traditionnelle. Mais pour qu’elle participe au développement solidaire, elle a besoin de s’adapter à une réalité qui change chaque jour. Une adaptation qui fait défaut à la vision bancaire de l’éducation.

Notes
601.

La notion de « relation éducative » ainsi que ses modalités ont considérablement changé au cours du dernier quart de siècle. Il y a encore près de soixante dix ans, la relation éducative était considérée comme une relation qui se créait entre un éducateur qui détenait le savoir à transmettre, et l’élève qui était là pour recevoir ce savoir. Les conditions de transmission pouvaient être plus ou moins bonnes, les relations pouvaient déborder quelque peu le strict domaine du savoir, mais il ne s’agissait là que de facteurs secondaires qui n’entraient pas en jeu sur le plan de l’image que l’on se faisait de cette relation. Le « bon maître » était celui qui savait bien transmettre et qui faisait réellement œuvre d’éducation. C’est l’importance des compétences concernant le savoir qui l’emportait sur les autres aspects de la relation. Contrairement au schéma classique qui limitait la relation pédagogique à deux individus, la pédagogie de la libération propose une relation qui implique non seulement l’apprenant et l’enseignant, mais qui tient compte des facteurs tels que : la personnalité de l’apprenant, son milieu de vie, la société à laquelle il appartient, sa situation socio-économique, ses rapports avec ceux qui l’entourent, etc. Cf. G. MIALARET, La psychopédagogie, Paris, PUF, 1987, p. 114.

602.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés, op. cit., p. 75.

603.

Ibidem.

604.

Idem, p. 35.

605.

A. EINSTEIN, cité par C. ROGERS, Op. cit. p. 1.

606.

Idem, p. 102.

607.

C. ALBERT, Education de la personne et pédagogies innovantes, op. cit., p. 249.