3.1.1. La vision bancaire de l’éducation

Si aujourd’hui, il est difficile de parler du savoir africain sauf dans le domaine de la danse et du théâtre, c’est parce que l’éducation « bancaire », n’a pas permis aux apprenants de développer leur créativité. Les enseignements sont conçus ailleurs et, imposés aux apprenants. C’est pourquoi, à la sortie de leur formation, la seule issue qui leur est offerte est de se balader avec des diplômes dans les mallettes pour se mettre à la recherche d’un travail introuvable. Et si ce travail n’est pas trouvé, ce qui est souvent le cas, il devient difficile d’envisager d’autres perspectives, car leur formation ne les prépare pas à des telles éventualités. Il y a juste un programme précis qu’on suit à l’école et dès qu’il est validé, on obtient son diplôme. Ni plus ni moins. Ce système de formation qui n’aide pas les apprenants à développer leur bon sens avait déjà été critiqué par Henri Bergson, qui soutenait qu’une vraie formation est celle qui prépare le jeune à savoir prendre les bonnes décisions au moment qu’il faut. La formation d’hommes de bon sens, capables de s’adapter à toute nouvelle situation est le principal idéal éducatif. Alors que les autres sens mettent en rapport avec des choses, le bon sens quant à lui, « préside à nos relations avec des personnes. Il est présent tout entier en chacun. Il faut donc l’éveiller et le rendre actif, ce qui est la tâche infiniment complexe de l’éducation. Le bon sens est orienté dans le sens de la vie et ses plus grands ennemis sont l’esprit de routine et l’esprit de chimère. »608 Les différents systèmes politiques en Afrique, semblent ne se préoccuper que de leur survie.

Autrement dit, qui, mieux que les jeunes Africains, manifestent une créativité hors du commun avant de se rendre à l’école ? Cette créativité est malheureusement étouffée par l’enseignement traditionnel, qui bloque toute forme d’ouverture vers un épanouissement digne, responsable et authentique. Jacques Maritain s’oppose à une éducation fermée, jusqu’à dire, que « l’éducation de l’école et de l’université n’est qu’une partie de l’éducation. Elle se rapporte seulement au début et à la préparation normale de l’éducation de l’homme, et aucune illusion n’est plus nuisible que d’essayer de repousser dans le microcosme de l’éducation scolaire le procès de la formation de l’être humain. »609 Il ne faut pas se faire des illusions, le système éducatif n’est pas à confondre à une usine dans laquelle le jeune serait introduit comme une matière première pour finalement « sortir dans l’éclat de ses vingt ans comme un homme heureusement manufacturé. Notre éducation continue jusqu’à la mort. »610 L’erreur de la vision « bancaire » de l’éducation, est de confondre le bourrage de cerveau avec l’éducation vraie. Est mieux préparé, l’apprenant qui donne les meilleures réponses, c’est-à-dire, celui qui se spécialise dans la répétition. Pour cela, elle donne au savoir le caractère d’une donation où ceux qui « connaissent », transmettent fidèlement à ceux qu’ils jugent ignorants, ce qu’ils estiment bon pour eux. La transmission se fonde sur l’un des principes de l’idéologie d’oppression, consignée dans l’absolutisation de l’ignorance. Cette absolutisation devient une « projection de l’ignorance » selon laquelle, la connaissance se rencontre toujours chez l’autre611. L’enseignant qui projette l’ignorance sur ses apprenants, reste sur des positions fixes et invariables. Il sera toujours celui qui sait, celui qui a toujours raison, alors que les apprenants seront toujours ceux qui ne savent pas. La rigidité de ces attitudes refuse à l’éducation la possibilité de se transformer en processus de recherche. Par ailleurs, la connaissance est cette représentation mentale qui correspond de façon adéquate à une réalité concrète. Elle peut aussi être cet ensemble de représentations, ou encore la fonction qui a pour finalité de créer des représentations par l’apprentissage ou par la découverte612.

De toutes ces considérations, une chose apparaît clairement. Il s’agit de la recherche de l’adéquation entre l’apprentissage et la réalité environnante semble être sa dernière préoccupation, même si ses praticiens s’efforcent de montrer que c’est dans ce sens qu’ils agissent. Comment peut-on contribuer à la pérennisation d’une démarche qui fait de l’apprenant, l’antinomie de l’enseignant ? Henri Bergson avait déjà critiqué cette façon de faire. Il présente l’acte pédagogique comme le recours au contact avec les choses, et non comme le produit d’une méthode bien constituée. Voilà pourquoi, à l’instar de Paulo Freire, il affirme que : « Le savoir n’est pas à transmettre mais à créer. Un savoir tout de suite livresque, comprime et supprime des activités qui ne demandaient qu’à prendre leur essor. »613 La vision bancaire pousse l’enseignant à trouver dans l’absolutisation de l’ignorance des apprenants, la raison d’être de son existence ! Aliénés, les apprenants perçoivent à leur tour, leur ignorance comme la raison essentielle qui justifie leur besoin d’apprendre des nouvelles connaissances pour combler leur ignorance. Ils comprennent ainsi l’importance de la présence de l’enseignant, mais ne parviennent pas, comme le faisait l’esclave chez Hegel, à se considérer comme des personnes capables d’apporter à leur tour, un plus à leur enseignant. Cela est totalement différent de l’éducation libératrice qui a pour finalité, l’élan unificateur de l’homme et de son environnement. Henri Bergson nomme cette pratique : la pédagogie du contact avec les choses. Elle ne constitue pas « l’envers méthodologique d’un refus du savoir. Elle vise plutôt à en assurer la construction chez l’enfant à partir d’une activité et non à partir des notions intermédiaires qui lui seraient transmises. »614 Ce dernier procédé implique le dépassement de la contradiction enseignant/apprenant de telle sorte, que chacun d’eux devienne simultanément enseignant et apprenant. Mais la vision bancaire prend de l’ampleur lorsqu’elle participe à la pérennisation des intérêts de la société oppressive.

Notes
608.

J. LOMBARD, Bergson. Création et éducation, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 56.

609.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 43.

610.

Ibidem.

611.

Idem, p. 115.

612.

Les produits des apprentissages humains peuvent être regroupés en plusieurs secteurs. Laissant de côté les conditionnements, les habitudes, les motivations ou les valeurs acquises qui ont leurs caractéristiques propres, on est conduit à distinguer deux catégories principales d’apprentissages : celles qui correspondent aux « savoir-faire » qui s’apparentent aux habilités qui relient le savoir portant sur le réel à des actions externes ou internes. Elles sont souvent appelées, « connaissances procédurales » en opposition à l’autre catégorie qui est celle des « connaissances déclaratives ». Alors que les premières existent à propos de tel but, les secondes existent à propos de tel domaine et sont indépendantes des actions particulières. C’est de cette deuxième catégorie dont il est question lorsqu’on parle de connaissance tout court.

La deuxième acception veut que les connaissances relèvent d’un ensemble de disciplines cognitives. C’est là qu’on trouve : l’épistémologie, la philosophie, la didactique, l’histoire des sciences, la logique etc. Sous son aspect le plus abstrait, la connaissance est une propriété exceptionnelle des hommes. Elle est cette capacité qu’ont les êtres humains de construire et de conserver dans une partie d’eux-mêmes, leur cerveau, des représentations mentales correspondant de façon approximativement exacte à de larges fractions de leur environnement et même à la limite, à l’environnement entier. C’est contre ce genre de connaissance que s’élève la pédagogie de la libération. Et comme tout ce qui caractérise cette forme de connaissance converge vers la vision « bancaire » de l’éducation, nous ne pouvons que nous interroger sur son importance dans un monde qui évolue et qui a besoin de la participation de tous, pour faire face au défi du développement solidaire. Cf. J.-F. LENY, « Connaissance » in, Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, op. cit., p. 213.

613.

J. LOMBARD, Bergson. Création et éducation, op. cit., p. 70.

614.

Idem, p. 72.