3.1.2. Le reflet de la société oppressive

La vision « bancaire » est le reflet de la volonté de qui anime la société oppressive. Elle est devenue dimension de la culture du silence en entretenant et favorisant la contradiction et non l’unité des apports de l’enseignant et de l’éduqué. Dans une étude consacrée à cette question, Paulo Freire regroupe les caractéristiques principales de cette éducation en les consignant en dix phrases. Dans la pratique de la vision bancaire de l’éducation, l’enseignant et l’apprenant sont considérés comme deux entités indépendantes. D’un côté, il y a l’enseignant qui a tout à donner et de l’autre côté, il y a l’apprenant qui a tout à recevoir. Voici comment il présente cette comparaison :

S’il est vrai que l’enseignant est comparé à celui qui sait, et si les apprenants sont considérés comme ceux qui ne savent rien, il revient de droit au premier de donner, de livrer, d’apporter et de transmettre son savoir aux seconds. Ce savoir ne sera plus celui de l’expérience vécue, mais celui d’une expérience acquise. Par conséquent, il n’est pas étonnant que dans la vision « bancaire » de l’éducation, les hommes soient considérés comme des êtres d’adaptation susceptibles d’être ajustés. Plus les apprenants s’activent à archiver les « dépôts » qui leur sont remis, moins ils développent en eux la conscience critique qui permettrait leur insertions dans le monde comme agents de transformation de l’histoire et comme sujets autonomes. Plus on leur impose la passivité aux apprenants, plus ils tendront à s’adapter à la réalité parcellaire contenue dans les « dépôts » reçus616.

Notes
615.

Cf. P. FREIRE, La pédagogie de l’autonomie. Savoirs nécessaires à la pratique éducative, op. cit., p. 39.

616.

Nous ne voulons pas établir de confusion entre la relation éducative fondée sur la reconnaissance de l’apprenant comme quelqu’un appartenant à une génération donnée et qui a besoin de notre soutien pour évoluer. Il n’est pas non plus question de faire de l’enfant un adulte en miniature. Nous continuons à penser que cette conception reste discutable. La relation éducative est une relation fondée sur une inégalité imposée par l’expérience existentielle. C’est la différence d’âge qui détermine la situation éducative élémentaire, en mettant « chaque génération dans une relation de subordination ou de dominance avec celle qui la précède ou celle qui la suit. » C. LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 343.

Ce principe de subordination fondé sur l’âge est variable selon le type de société, selon les individus et les époques. C’est dans le creuset de cette différence et dans le champ des forces d’échange qu’elle crée que doit s’opérer la lente et progressive conquête par l’éduqué de son humanité. A méconnaître cette différence, à l’abolir par décret ou à la figer en une structure immuable, on paralyse toute croissance. Hegel dénonçait déjà cela lorsqu’il faisait allusion à ces éducateurs qui s’infantilisent avec ceux dont ils ont la charge, et méconnaissent ainsi le sérieux de leur volonté de grandir : « la pédagogie du jeu traite l’élément puéril comme quelque chose de valable en soi, le présente aux enfants comme tel et rabaisse pour eux ce qui est sérieux, et elle-même à une forme puérile peu considérée par les enfants. En les représentant comme achevés dans l’état d’inachèvement dans lequel ils sont, en s’efforçant ainsi de les rendre contents, elle trouble et altère leur vrai besoin spontané qui est bien meilleur. Elle a pour effet le mépris des adultes qui se sont présentés eux-mêmes comme puérils et méprisables aux yeux des enfants. » F. HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, NRF, 1975, p. 175.