3.1.3. Une pédagogie au service de la domination

La vision « bancaire » de l’éducation impose aux apprenants un immobilisme inconscient qu’il n’est pas digne de soutenir. Suite à cet immobilisme, cette vision endort en eux tout pouvoir créateur et les laisse comme de vases vides, prêts à tout recevoir. La mise en veille de la créativité, favorise en eux le côté primaire, au lieu la dimension critique. Par contre, Jacques Maritain trouve que la tâche essentielle de l’enseignant est de favoriser l’émergence des dispositions fondamentales qui permettent à l’apprenant de grandir dans la vie de l’esprit. Cela veut dire qu’il doit favoriser en lui, l’esprit de créativité et de liberté : « la tâche de l’enseignant est avant tout une tâche de libération.. » Pour l’enseignant, « libérer les bonnes énergies est le meilleur moyen de réprimer les mauvaises. Une simple prohibition du mal-faire est moins efficace que la lumière par laquelle on éclaire l’esprit de l’apprenant sur le bien que ce mal-faire gâtera. L’art véritable est de rendre l’enfant attentif à ses propres ressources et à ses propres capacités pour la beauté du bien-faire. »617 Le souci est de nous éclairer sur le fait, que l’éducation véritable n’est pas celle qui pousse l’apprenant à suivre aveuglement l’enseignant, mais celle qui lui permet de développer les capacités en lui. Le pouvoir intuitif de l’apprenant doit être stimulé et encouragé. Ce que ne fait pas l’éducation bancaire qui voudrait seulement faire de l’apprenant, un meilleur imitateur de son enseignant, lui-même imitateur de ses maîtres.

Ce qui justifie cette prise de position de Jacques Maritain qui pense qu’ « à l’égard du développement de l’entendement humain, ni les plus riches facilités matérielles, ni le plus riche équipement en méthodes, information et érudition ne sont la chose importante. » Et il conclut en rejoignant Paulo Freire pour souligner, que « la grande chose c’est l’éveil des ressources intérieures et de la créativité. »618 Cette pratique éducative exige de la part de l’enseignant, la sympathie à l’égard de l’apprenant malgré les limites constatées dans les prestations. Il doit surtout faire attention au « souci constant des problèmes et des difficultés avec lesquels la jeunesse est aux prises. »619 La façon de procéder de la vision bancaire, montre qu’elle n’est là que pour servir les intérêts du pouvoir déshumanisant des dominateurs, à travers une « transmission » aveugle des connaissances. En tout cas, le but visé par cette vision éducative ne consiste pas à aider les apprenants à comprendre le monde, ni à leur donner les moyens de sa transformation, mais de les faire pénétrer dans une autre réalité qui n’a rien à voir avec les préoccupations qui sont les leurs. Pour accentuer ce détournement, les tenants de l’éducation bancaire se présentent comme des hommes généreux, pleins de charité et de bonne volonté prêts à « aider » à tout prix. Mais cette peau d’agneau n’enlève en rien à leur caractère de loups. Cet humanitarisme profite de la situation de faiblesse des opprimés pour atteindre ses objectifs. Par ailleurs, l’enseignant garde un rôle important dans la formation d’un esprit libre. Il est d’ailleurs le premier moteur de toute révolution éducative : « si l’on veut libérer l’intuition intellectuelle, créative et perceptive, il faut que le chemin par lequel elle est éveillée, celui de la perception des sens et de l’expérience sensible et de l’imagination, soit intelligemment gardé ouvert par l’enseignant. »620 Si l’enseignant joue vraiment son rôle, l’éducation à la liberté deviendra une réalité. Mais face à la vision bancaire de l’éducation, la tâche demeure difficile et périlleuse. Former des jeunes libres et critiques, capables de prendre des initiatives, équivaudrait à déclarer la guerre à l’ordre oppresseur existant. C’est pourquoi les dominateurs seront toujours allergiques à toute forme d’éducation qui se donne pour objectif de stimuler dans l’être des apprenants, une pensée fondée sur la critique constructive et la valorisation des réalités locales : « si l’enseignant, au lieu de rassembler les opinions, met en œuvre son fardeau de connaissances de manière à voir par son moyen dans la réalité des choses, alors il aidera le pouvoir intuitif de l’étudiant à s’éveiller et à s’affermir. »621Le rôle de l’éducation est donc de promouvoir une pensée cohérente qui ne se laisse pas leurrer par une description tronquée de la réalité. Elle doit toujours chercher à créer un lien entre ce qui est appris et ce qui est à transformer. La relation entre l’école et la société doit constituer la première préoccupation de toute pratique pédagogique rénovatrice.

Aux yeux de Paulo Freire, la claire volonté des dominateurs ne peut nullement encourager une pédagogie qui remettrait en cause leur stabilité, en bousculant l’ordre établi. Toute personne, à leur place, réagirait de la même façon. La volonté implicite des dominants consiste pour ainsi dire, à « transformer la mentalité des opprimés et non la situation qui les opprime, pour que ceux-ci, mieux adaptés à cette situation, soient mieux dominés. »622 L’idéal de domination de la vision bancaire s’affiche ici sans scrupule. A cette vision, les tenants du pouvoir dominateur ajoutent une action à caractère social qui leur permet de montrer l’image d’un gouvernement généreux qui assume pleinement ses responsabilités, où les démunis sont « généreusement assistés »623. La moindre intervention fait l’objet d’un tapage médiatique hors du commun. Tout cela dans le but de montrer à la face de la communauté nationale et internationale que c’est la charité qui est au cœur de la relation dominants-dominés, même si, au fond, c’est le contraire qui est vécu. En clair, il est dangereux de penser de façon authentique dans une société où se pratique l’éducation « bancaire ». L’étrange objectif de cette approche se réduit à la transformation des hommes en automates624. C’est la négation même de la vocation ontologique de l’homme au plus-être. Ceux qui exercent cette forme d’éducation ne s’aperçoivent pas que les dépôts renferment en eux-mêmes des contradictions et que tôt ou tard « les dépôts peuvent entrer en conflit avec la réalité et, soulever les élèves jusqu’alors passifscontre leur domestication… lorsqu’ils se découvrent, par leur expérience existentielle, dans un mode de vie incompatible avec leur vocation à s’humaniser. »625 Dans la même posture, Alain Kerlan s’interroge sur la capacité de la science à effectuer une véritable transformation intérieure et extérieure de l’individu. Il pense que, pour permettre à l’éducation de devenir une entreprise possible, une prise en compte de la science est nécessaire, mais que cette prise en compte doit tenir compte de l’apport des apprenants. L’enseignant ne sera pas seulement celui qui donne, mais il s’attendra aussi à recevoir quelque chose des apprenants626. Cette novation reconnaît que l’enseignant peut recevoir quelque chose de l’apprenant que nous avons tenté d’appeler l’inter-éducativité, qui ne peut se fonder que sur un dialogue franc entre les deux partenaires.

Notes
617.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 58.

618.

Idem, p. 62.

619.

Ibidem.

620.

Idem, p. 63.

621.

Idem, p. 65.

622.

S. DE BEAUVOIR, La pensée politique de la droite, op. cit. p. 22.

623.

Ces pratiques sont représentées par des interventions sur des cas individuels à l’égard de purs marginaux qui font exception dans la physionomie générale d’une société considérée avec cynisme comme étant « bonne, organisée et juste. Les opprimés en tant que cas individuels constituent, la pathologie de la société saine qui doit par conséquent les adapter à elle, en modifiant leur mentalité d’hommes inertes et paresseux. » La solution apparaît donc pour ces « marginaux », vivant en marge de la « société juste », qu’ils soient incorporés et intégrés dans leur propre société. Pourtant ces dominés ne se sont jamais écartés de leur société. Les dominants les considèrent comme étant dehors alors qu’ils ont toujours été chez eux. Mais leur salut ne peut nullement se trouver dans une nonchalante « intégration » à une structure qui les opprime, ils doivent au contraire la transformer afin qu’ils deviennent des êtres pour eux-mêmes et non pour les autres. Cf. P. FREIRE, La pédagogie des opprimés, p. 54.

624.

Ce qui est capable de se mouvoir soi-même. Mais dans cette perspective, il prend le sens de l’appareil qui imite mécaniquement les mouvements d’un être vivant. Descartes s’en inspire pour définir l’animal-machine. Il en utilise aussi parfois pour désigner les hommes qui agissent en obéissant aux ordres sans réfléchir. G. DUROZOI, Dictionnaire de philosophie, Paris, Nathan, 1990, p. 35.

625.

P. FREIRE, La pédagogie des opprimés, op. cit., p. 55.

626.

A. KERLAN, La science n’éduquera pas. Comte, Durkheim, le modèle introuvable, Paris, Peter Lang, 1998, p. 135.