3.2. Le pôle central de l’inter-éducativité

Le dialogue éducatif opère le dépassement de la dialectique enseignant-apprenant. Il permet de passer d’une pédagogie à sens unique, où l’enseignant avait tout à transmettre et l’apprenant tout à recevoir, vers une nouvelle pratique inter-active dans laquelle l’enseignant se laisse aussi instruire par les apprenants. Par l’approche inter-éducative, nous voulons évoluer vers une nouvelle étape où chacun de deux partenaires reçoit l’apport de l’expérience de l’autre, même si c’est à des niveaux extrêmement différents. Concernant l’apport de l’éducation à la liberté de l’apprenant, Carl Rogers qui l’a pratiquée pendant plusieurs années déclare : « l’acquis le plus important est aussi le plus personnel : l’autonomie, l’apprentissage auto-déterminé et responsable, la libération de la créativité ; une certaine tendance à devenir de plus en plus une personne. »627 Et pour dire ce que cette forme de pratique éducative est en mesure d’apporter à l’enseignant, il ajoute : « Lorsqu’il a été l’agent libérateur d’un apprentissage autonome de cette sorte, le professeur se retrouve ayant changé lui-même autant que ses étudiants. »628 L’expérience de Carl Rogers confirme la nécessité pour l’enseignant de tenir compte, non seulement de ce qu’il apporte à l’apprenant, mais de ce qu’il peut aussi recevoir de lui. Il faut postuler un dépassement d’un dialogue entre maîtres et élèves fondé sur une dialectique pédagogique plus formelle qu’authentique. L’école est une institution qui vise à répondre aux besoins de l’homme vivant en société à une époque déterminée. Il est donc normal qu’elle évolue avec la société, à la fois, sur le plan objectif et sur le plan des méthodes pédagogiques aussi. Il est hors de question que tout puisse bouger et, changer et que seule l’école demeure statique. Alors que Jacques Maritain souhaite que l’enseignant puisse jouer un rôle de premier plan dans toute réforme scolaire, Gilbert Leroy quant à lui, ne cache pas son regret de voir que ce sont plutôt les enseignants qui s’accrochent sur les méthodes traditionnelles : « les aspirations sociales ont évolué, les besoins et les conditions de vie ont changé, les données sociologiques du problème éducatif se sont modifiées et se sont développées. Pourtant, la majorité des enseignants reste attachée aux modèles et aux principes du système traditionnel. »629 Cet attachement au système traditionnel a certainement ses avantages, c’est peut être ce qui explique le crédit que lui accordent beaucoup d’enseignants. Mais compte tenu de l’évolution de la société, il est tout à fait normal que l’enseignement s’adapte aux nouvelles mutations que connaît l’actuelle société africaine. Par ailleurs, pendant longtemps, deux visions pédagogiques se sont affrontées. Celle qui défend l’autorité de l’enseignant sur l’apprenant et, celle qui conteste cette autorité pour laisser à l’apprenant le soin d’être son propre maître. Gilbert Leroy le dit clairement : « Si la pédagogie a trop longtemps laissé dans l’ombre ce point de vue psychosocial, c’est qu’elle a d’abord mis l’accent sur l’action du maître, sur le contenu de son enseignement et sur ses techniques pédagogiques. Pour s’opposer à ce point de vue unilatéral, elle s’est tournée vers l’apprentissage des élèves envisagé comme s’ils se suffisaient à eux-mêmes. »630

Par contre, la recherche d’une dialectique authentique entre les actes des enseignants et les réactions des apprenants dans une activité pédagogique où la classe est désormais considérée comme partenaire de l’enseignant apparaît, aujourd’hui comme une nécessité. Aucune œuvre de développement ne peut se construire si elle ne pose ses premières bases dans la liberté du jeune apprenant. C’est la raison d’être de l’inter-éducativité qui se passe dans un univers où le rôle traditionnel d’enseignant-transmetteur est remplacé par celui d’un enseignant qui se laisse enseigner. De la même façon, le rôle traditionnel de l’apprenant-mémorisateur est remplacé par celui d’un partenaire de l’enseignant, dont le rôle n’est pas seulement de recevoir, mais malgré son inexpérience, de lui apporter aussi quelque chose liée à sa personne. Dans ce sens, il ne sera plus possible de parler d’enseignant de l’apprenant, ni d’apprenant de l’enseignant. Ce dialogue éducatif nous place dans un monde où désormais, il sera question de parler d’« enseignant-apprenant » et d’« apprenant-enseignant ». Une véritable révolution ! En effet, l’enseignant n’est plus ce maître qui connaît tout et qui transmet les connaissances, mais celui qui en même temps qu’il enseigne, est aussi enseigné, à travers un dialogue constructif et authentique avec l’apprenant. La relation pédagogique passe de sujet à objet vers une relation de sujet à sujet. Tous les deux partenaires deviennent des sujets, mais sans confusion des rôles, dans le processus où ils progressent ensemble. Dans ce processus, les arguments d’autorité n’auront plus la même force qu’avant et pour représenter fonctionnellement l’autorité, on doit se ranger du côté des libertés et non pas contre elles. Mais cette liberté n’est pas à confondre avec un libertinage où chacun vient faire ce qu’il veut dans la classe. Le respect des apprenants n’exclut pas la rigueur. Cette nouvelle approche apporte une nouveauté psychopédagogique qui est difficile à accepter pour les praticiens des méthodes traditionnelles. Il n’est pas facile de sortir d’un monde éducatif statique où l’on est habitué à donner des ordres aux apprenants, pour se lancer dans l’aventure d’une humanité où chaque partenaire apporte à l’autre. Le scénario reste le même lorsqu’on veut entrer dans un monde où personne ne peut plus prétendre détenir le monopole d’une vérité à transmettre. Cette rénovation pédagogique conduit dans un nouveau contexte où chaque personne apporte un plus à l’autre. Yvan Illich se demande : « Où avons-nous appris la grande part de ce que nous savons ? » s’interroge-t-il. Il pense que c’est en dehors de l’école que l’homme apprend le plus des choses possibles. Il estime que « les élèves font leur éducation sans l’aide de leur maître, parfois malgré lui. Or, la majorité des hommes tiennent leur leçon de l’école, alors même qu’ils n’y sont jamais entrés. Voilà ce qui est grave. C’est sorti de l’école que tout le monde apprend à vivre, apprend à parler, à penser, à aimer, à sentir, à jouer, à se débrouiller, à travailler. »631 Cette analyse devrait conduire à un peu plus d’humilité dans la pratique pédagogique. Dès qu’on est persuadé que l’école ne donne pas tout le savoir, on peut commencer à croire en la possibilité d’une inter-éducativité entre l’enseignant et l’apprenant. Ce qui est vrai, c’est que, la vie ne se limite pas à quelques leçons programmées dans une salle de classe, elle est plus complexe que cela. Cela justifie l’option pour l’enseignant, de se laisser toucher par l’apport des apprenants.

Au vu de ces démonstrations, nous pouvons convenir avec Paulo Freire que les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde. Contrairement à la pédagogie traditionnelle, elle ne distingue pas les deux pôles éducatifs que sont l’enseignant qui transmet et l’apprenant qui reçoit. Dans le dialogue pédagogique, il y a plusieurs comportements qui diffèrent selon les centres d’intérêts. Gilbert Leroy signale à ce sujet que : « des recherches ont été effectuées sur le comportement pédagogique des enseignants, distinguant d’une part, des conduites centrées sur l’élève, des conduites d’influence indirecte, et d’autre part, des conduites centrées sur le professeur dénommés, conduites de domination ou d’influence directe. »632 Pour ce qui concerne l’inter-éducativité, ce n’est ni l’un ni l’autre qui compte, mais le sens de l’action pédagogique dans la transformation de la réalité sociale. Dans les pays en développement, et ceux d’Afrique en particulier, l’enseignement ne doit plus être confondu à cette pratique importée qui n’a aucun impact sur le terrain. Il doit contribuer à l’amélioration des conditions de vie des citoyens, par sa capacité à permettre aux apprenants de donner le meilleur d’eux-mêmes en valorisant ce qu’ils ont et ce qu’ils sont. Il est vrai, l’enseignant est celui qui a une certaine connaissance dans un domaine précis, fruit de son expérience qu’il a le devoir de transmettre. Mais cette connaissance précise ne lui donne pas le droit d’ignorer celle des autres. Et pour donner à cette transmission du sens, il est normal qu’elle se passe dans l’humilité et la compréhension.

Dans le contexte africain d’aujourd’hui, on déplore l’abandon de l’école par beaucoup d’apprenants pour la simple raison que l’enseignant les a convaincus qu’ils sont des bons à rien. Dans un passé récent, l’Institut Supérieur Pédagogique de Bukavu au Congo exerçait une pratique anti-pédagogique qui a fait du mal à plusieurs jeunes étudiants. Dès qu’un étudiant n’était pas en mesure d’avoir la moyenne requise pour passer au niveau supérieur, il était admis à redoubler, ce qui est normal. Mais lorsqu’un étudiant ne parvenait pas à totaliser la note requise pour redoubler, les autorités académiques notaient sur son Diplôme d’Etat633 : « élève incapable de poursuivre les études supérieures. » Cette arrogance traduit la matérialisation de l’image savante que ces autorités académiques se faisaient d’eux-mêmes et des étudiants. Ils avaient une vision de l’enseignement et tout le monde devait y entrer. Tous ceux qui n’y parvenaient pas, étaient considérés comme des incapables. Dans les écoles primaires et secondaires, les cas sont les plus nombreux où les jeunes ont quitté les bancs de l’école suite à l’attitude de leurs enseignants qui passaient leur temps à leur faire comprendre qu’ils ne sont rien, parce qu’ils n’ont pas été capables de résoudre un petit problème de mathématiques ou de conjuguer correctement un verbe. Les exemples peuvent s’accumuler dans ce sens, mais notre but n’est pas de nous attarder à ces pratiques qui déshonorent l’action enseignante. Nous voulons pourtant montrer, que sans méconnaître à l’enseignant les vertus qui lui appartiennent, et les atouts qui font de lui un sujet respectable, celui-ci est appelé à ne plus imposer tout ce qu’il prétend connaître aux apprenants, sans tenir compte des besoins. Il doit vérifier si son enseignement apporte un plus non seulement dans l’épanouissement de l’apprenant, mais aussi, dans la construction d’une société libre et juste. Pour éviter toute improvisation, il doit d’abord discuter avec les apprenants pour savoir leurs préoccupations, ensuite préparer ses enseignements en tenant compte des préoccupations soulevées. Au moment de la rencontre avec ces derniers, il s’arrangera pour que cette transmission tienne compte de l’apport de son auditoire à travers un dialogue franc et authentique. L’objet connaissable cesse d’être la propriété de quelqu’un, pour devenir une occasion de réflexion dans un partage convivial entre l’enseignant et l’apprenant.

Notes
627.

C. ROGERS, Liberté pour apprendre, op. cit., p. 119.

628.

Ibidem.

629.

G. LEROY, Le dialogue en éducation, Paris, Vrin, 1970, p. 88.

630.

Idem, p. 13.

631.

Y. ILLICH, Une société sans école, op. cit., p. 57.

632.

G. LEROY, Le dialogue en éducation, op. cit., p. 67.

633.

Le Diplôme d’Etat est le parchemin qui sanctionne la fin des études secondaires en République Démocratique du Congo. Il est l’équivalent du Baccalauréat en France.