3.2.1. Une pédagogie centrée sur la problématisation

Paulo Freire pense que, l’enseignant qui conscientise les apprenants devrait constamment refaire son acte cognitif à travers la capacité de connaissance et la participation des apprenants. Au lieu d’être des simples « réceptacles de dépôts », les apprenants deviendront des chercheurs critiques en dialogue avec l’enseignant, lui-même chercheur critique634. Cette ouverture permet à cet enseignement, fondé sur le dialogue avec les apprenants et la société dans chaque situation concrète, d’accroître son efficacité, en s’ouvrant aux nouvelles possibilités qu’exige la fidélité à l’expérience. Par cette méthode fondée sur la reconnaissance de l’apport de l’apprenant, Paulo Freire a su apporter sa contribution à « la libération de l’homme au moyen de l’éducation. »635 Il voulait voir un grand nombre de citoyens accéder à la lecture et à l’écriture. Mais il ne voulait pas qu’on considère ceux qui ne savent pas lire et écrire comme des ignorants. Ils ont aussi des savoirs, mais leur façon de les transmettre n’est pas comparable à celles que nous utilisons. Aux dires d’Alberto Silva, c’est la très bonne connaissance du terrain qui a permis à Paulo Freire de formuler une méthode aussi efficace que la conscientisation. L’intime connaissance du terrain, lui a permis d’établir un constat pertinent et, a été à l’origine du succès de sa rénovation. Il a compris que « formuler une méthode efficace d’alphabétisation des masses n’est possible que si l’on part de leur [populations locales] problématique, et que si l’on déclenche chez l’apprenant un processus de recherche, de création, de récupération d’une parole qui lui a été enlevée. »636 Il était convaincu, que l’analphabétisme est le résultat d’une lente dépossession de la liberté d’expression dont les paysans ont été victimes. Alphabétiser devient donc un processus qui permet de donner à ces derniers, la possibilité d’exprimer ce qu’ils vivent , et aussi, à faire d’eux : « des témoins, des acteurs de leur propre histoire. »637

Au fur et à mesure que l’enseignant présente aux apprenants les éléments de l’étude à faire, comme des objets de considération, il devra se disposer à remettre en cause ses propres considérations antérieures, si les propos des apprenants contiennent une vérité constructive. Le fait que cette pratique crée un lieu de cognition poussera l’enseignant conscientisant à susciter avec les apprenants les conditions nécessaires du passage d’une connaissance passive à une connaissance participative. La démarche pédagogique prônée par Paulo Freire se veut conciliatrice. En clair, il préfère un processus où la recherche des moyens éducatifs et l’action des pédagogues auprès des apprenants sont menés de pair et se complètent. Pour lui,  

‘« aucune action éducative ne peut se passer d’une réflexion sur l’homme ni d’une analyse des conditions de son milieu culturel. Si la clé de la compréhension de la société est donnée par la conscience naïve qu’en ont beaucoup de ses membres, l’éducation aura pour mission d’aider à acquérir une conscience critique, en mettant à même de percevoir les vraies causes du mauvais fonctionnement de la société et de trouver les moyens d’agir collectivement en vue de son amélioration. » 638

Le dialogue pédagogique recherche l’émergence des consciences d’où résulte leur insertion critique dans la réalité sociale639. A mesure que les apprenants prendront conscience qu’ils sont des êtres situés dans le monde et avec le monde, ils se sentiront davantage mis au défi et dans l’obligation de donner une réponse. Défiés, ils intégreront le défi comme une interpellation dans leur propre démarche existentielle, et ils pourront l’affronter avec courage. La compréhension qui en résulte tend à devenir progressivement critique, et donc de plus en plus désaliénée. Cette nouvelle vision éducative dont la conscientisation des apprenants constitue la cheville ouvrière, facilite la compréhension des nouveaux défis sociopédagogiques qui apparaissent au fur et à mesure des que se poursuit le dialogue. Plus leurs apports seront pris en compte, plus ils s’engageront, afin de rendre le processus bénéfique pour eux-mêmes, pour la société et pour l’enseignant. 

L’éducation vue comme pratique de la liberté, par opposition à celle qui est une pratique de la domination, suppose le refus de l’homme abstrait, isolé, détaché et coupé du monde, ainsi que le refus du monde en tant que réalité sans lien avec les hommes. Gilbert Leroy s’indignait de la pratique pédagogique traditionnelle qui n’avait qu’un seul but : celui de transmettre l’intelligence. Critiquant le préjugé intellectualiste qui règne dans l’enseignement, il rappelle ce qui suit :

‘« il règne dans l’enseignement traditionnel un préjugé intellectualiste qui rétrécit l’optique des enseignants : beaucoup de professeurs s’attachent presque exclusivement à communiquer des connaissances à leurs élèves, en vue de les préparer aux études ultérieures et à la vie professionnelle. L’intelligence sous la forme verbo-conceptuelle est la valeur dominante qui règle le fonctionnement de l’école ; d’autres valeurs affectives, morales et sociales, sont négligées sinon, totalement oubliées. » 640  ’

L’enseignement n’a pas le droit de se couper de la réalité sensible, au risque de n’être qu’un simple verbiage. Même Jacques Maritain avait déjà critiqué une relation pédagogique fondée sur la passivité de l’apprenant : « ce qui est enseigné ne devrait jamais être reçu passivement ou mécaniquement, comme des informations mortes qui alourdissent et émoussent l’esprit. »641 Il souhaite qu’un vrai enseignement soit comparable à un bois jeté dans le feu et qui est capable de transformer ce feu en flamme pour le rendre encore plus fort. Il n’hésite pas à comparer l’enseignement passif à un bois mouillé qui, jeté dans le feu, au lieu de le rendre fort, l’éteint. Par conséquent, il estime qu’une raison qui reçoit la connaissance d’une manière servile ne connaît pas réellement. Elle se retrouve « déprimée par une connaissance qui n’est pas la sienne mais celle des autres. Au contraire, une raison qui reçoit la connaissance en l’assimilant vitalement, c’est-à-dire, d’une manière libre et libératrice, connaît réellement et est exaltée dans son activité même par cette connaissance qui, désormais est sienne. C’est alors que la raison maîtrise vraiment les choses apprises. »642

Dans la pédagogie de la libération, ce sont les apprenants qui développent leur pouvoir de capter et de comprendre le monde qui leur apparaît, dans une sorte de relation transcendantale avec lui. Cette-fois-ci, le monde n’est plus interprété comme une réalité statique et immobile, mais comme une réalité en permanente évolution, comme le montre le professeur Roger Muchielli qui soutient que, le meilleur moyen pour préparer les jeunes aux défis à venir, consiste à tenir compte des évolutions en cours et à les former à la liberté. Les adultes de demain, enfants et adolescents d’aujourd’hui, ont besoin d’être suffisamment préparés. C’est cette préparation qui leur permet de mieux affronter « un univers en changement accéléré où ils devront faire face à ce qui est aujourd’hui imprévisible, le seul armement que nous puissions leur donner sera le résultat d’une éducation de la liberté. A l’indispensable hygiène physique et mentale, il faudrait ajouter le développement du dynamisme personnel, de la créativité et des attitudes de coopération. »643 L’objectif principal du dialogue éducatif est d’accéder à une nouvelle façon de penser et d’agir. Une manière d’agir qui implique à la fois, sans aucune discrimination, la riche expérience de l’enseignant et l’expérience de l’apprenant. Pour ce qui les concerne, les apprenants sont appelés à fournir des efforts, avec l’aide de l’enseignant, pour mener une réflexion de fond sur leur propre personne, sur la société et sur le monde. L’éducation à la liberté et à l’autonomie devient ainsi, un effort permanent à travers lequel, les hommes se mettent à découvrir, de façon concrète mais critique, comment ils vivent dans le monde avec lequel et dans lequel ils sont présents. Dans un contexte de mondialisation, il est nécessaire que chaque enseignant comprenne, que pour transformer la société, il faut d’abord transformer l’homme. Il ne s’agit pas de cet homme abstrait et idéal, mais d’un homme historique, appartenant à une nation, à une tribu et à une famille précises.

Notes
634.

P. FREIRE, Education, pratique de la liberté, Paris, Cerf, 1971, p. 87.

635.

A. SILVA, L’école hors de l’école, op. cit., p. 76.

636.

Idem, p. 77.

637.

Ibidem.

638.

La conscience naïve chez Paulo Freire, est cette conscience de quelqu’un qui éprouve les changements en cours dans la société présente, mais sans en discerner les vraies causes. Dans son analyse, il s’arrête à l’aspect le plus immédiat et extérieur des phénomènes. A la conscience naïve, Paulo Freire oppose, la conscience critique. P. FREIRE, L’éducation, pratique de la liberté, op. cit., p. 65.

639.

Ibidem.

640.

G. LEROY, Op. cit., p. 120.

641.

J. MARITAIN, Pour une philosophie de l’éducation, op. cit., p. 70.

642.

Ibidem.

643.

R. MUCHINELLI, « L’éducation de la liberté » in, Liberté et organisation dans le monde actuel, Paris, Desclée de Brouwer, 1969, p. 129.