3.2.2. L’homme historique en quête du plus être

L’homme est essentiellement historique et le traiter sans tenir compte de cet aspect, est une forme de déshumanisation. Sur ce postulat se fonde la pédagogie de la libération. Une pratique éducative qui veut situer l’homme dans son environnement immédiat et lointain, afin de poser les bases d’un humanisme authentique. L’homme n’est pas cet être abstrait qui appartient à toutes les nationalités et à tous les pays à la fois. C’est ce jeune garçon, cette jeune fille, ce père de famille, ce vieillard que je rencontre sur la route, à qui j’adresse une salutation et qui me répond. C’est cet homme qui croupit dans un camp de réfugiés au Darfour, c’est cette femme qui gagne les élections pour changer la condition sociale des autres. L’homme c’est mon prochain, c’est ce jeune homme qui tombe sous les balles de la police camerounaise à Douala, pour avoir voulu réclamer son droit à une vie normale, c’est cet ouvrier qui vient de passer vingt quatre mois sans salaire en Centrafrique. Il s’agit de ce fermier exproprié de sa propriété au Zimbabwe, et qui assiste impuissant à la destruction d’un projet pour lequel il a consacré sa vie entière. Cette réalité existentielle rappelle qu’aucun être humain ne peut échapper à la contingence de l’espace et du temps. Ignorer cela, sous prétexte d’objectivité, est une démarche qui peut facilement conduire l’humanité vers un idéal sans issue. Une analyse déjà faite par Paul Ricoeur montre, que l’homme ne peut prétendre se soustraire à son histoire passée, présente et future. Chacun est le fruit d’une culture donnée, située à un endroit précis de l’humanité, à une époque précise de l’histoire. Faisant allusion à la notion de situation, le philosophe posait que : 

‘« la première représentation qui vient à l’esprit, quand on parle de situation, est d’ordre spatial : c’est la topographie des objets. Mais si nous considérons une conscience qui s’y exerce, la situation devient l’ordre perçu lui-même, le terme du désir et de la crainte, le théâtre de l’action, la matière de l’effort, l’ensemble des obstacles et des voies de passage pour l’action. La situation c’est ce que d’autres ont appelé environnement, milieu de comportement etc. Or, le propre de ma situation c’est qu’elle m’affecte de façon unique, insubstituable et de telle façon que, je ne peux ni la survoler, ni la scruter du dehors… il est impossible que je à m’oppose ma situation comme une conscience abstraite ferait d’un objet qui ne l’affecte pas. » 644

L’observation de Paul Ricoeur vaut aussi pour une pédagogie qui a pour mission de transmettre les valeurs de responsabilité, de liberté et d’autonomie. On ne peut enseigner une personne en ignorant qu’elle a un nom, qu’elle vient d’une culture précise et qu’elle a des aspirations qui lui sont propres.

Pour participer à la bataille du développement, il est normal que le système éducatif intègre la reconnaissance de la dimension historique de l’apprenant, même si cela devait perturber la prétention de la science pédagogique à l’objectivité. L’Afrique est une mosaïque des cultures qui cohabitent parfois de façon harmonieuse, parfois de façon tendue. Certains acteurs politiques, surtout les originaires des ethnies majoritaires n’hésitent pas à instrumentaliser les divergences ethniques, à travers des discours populistes, pour se faire élire. Cette pratique clientéliste qui trouve la faute toujours dans l’autre, est un défi qu’une politique fondée sur le tribalisme lance à la philosophie de l’éducation. Nous sommes des êtres en situation, comme le rappelait Jean Paul Sartre, ou encore Emmanuel Mounier645. Par conséquent, vivre signifie, accepter l’insertion de l’homme dans le temporel. Cela signifie qu’il accepte de s’exposer et d’être exposé à toutes les difficultés et les joies qui naissent de la situation d’être : « vivre personnellement c’est assumer une situation et des responsabilités toujours nouvelles et dépasser sans cesse des situations toujours acquises. »646 Une telle prise de conscience, représente l’homme, implique absolument des refus à tout ce qui tend à déshumaniser l’homme, mais aussi des soutiens à toutes les actions qui militent en faveur de son humanisation. Cela rejoint la préoccupation d’Emmanuel Mounier pour qui exister, « c’est dire oui, c’est accepter, c’est adhérer. Mais si j’accepte toujours, si je ne me refuse jamais, je m’enlise. Exister, c’est aussi savoir dire non, protester, c’est savoir tout remettre en question : croyances, opinions, certitudes, adhésions, appartenances. La rupture, le rebondissement sont des catégories de la personne. »647 Le rappel personnaliste voudrait que la pédagogie tienne compte du contexte historique actuel de l’homme concret, afin de savoir quelle forme d’éducation convient à son développement personnel et social.

La pédagogie de la libération telle que la conçoit Paulo Freire, se fonde sur la reconnaissance de l’homme en tant qu’être historique en perpétuel devenir. Il est en effet un être inachevé, non accompli. A la différence des autres êtres animés inachevés comme lui, l’homme reste le seul être qui a conscience de son inachèvement, à travers une reconnaissance comme « être inachevé ». Il a conscience de son imperfection. Par cette reconnaissance, il devra s’engager pour donner un sens à son existence. Cet engagement va de la lutte pour l’humanisation de la société, jusqu’à la défense des droits de la personne qui n’est pas un objet, mais un sujet : « la personne est ce qui, dans chaque homme, ne peut être traité comme objet. »648 La reconnaissance de l’imperfection humaine est le point sur lequel Paulo Freire situe la racine principale de la démarche éducative. Il définit cette reconnaissance comme la « manifestation exclusivement humaine à savoir dans l’imperfection des hommes et dans la conscience qu’ils en ont. C’est pourquoi l’éducation est une tâche permanente, parce qu’elle se fonde sur la perfectibilité des hommes. »649 Cette conception permet de comprendre le mécanisme éducatif comme un processus en constante mutation. Au demeurant, c’est à travers la praxis que l’éducation se refait constamment en donnant à l’homme le sens de son existence, car « pour être, il faut être en devenir. »

La pratique pédagogique fondée sur la conception « bancaire » de l’éducation contient un caractère réactionnaire et conservateur. Son but consiste à pérenniser une pratique qui répond aux intérêts d’un groupe social contre un autre. Elle se justifie par un système d’évaluation fondé sur la promotion de l’individu au détriment de la société. Mais le plus compliqué, c’est l’individualisme que véhicule cette pratique éducative et ses inconvénients sur la vie en société. Face à la situation qui déchirait l’Amérique latine, l’évêque Dom Helder Camara disait clairement que le plus grand mal du monde contemporain c’est le capitalisme, fruit de l’égoïsme individualiste. En même temps qu’il accuse les pays riches d’être à la base de la souffrance des pauvres à cause de leur égoïsme, il soutient aussi que cet égoïsme n’est pas l’apanage d’un peuple, ni d’une culture :

‘« C’est l’égoïsme qui aveugle les riches des pays riches. Il les rend incapables de voir le scandale des zones de misères qui subsistent ou se créent à l’intérieur même des pays riches. Il les empêche surtout de reconnaître l’aberration qui consiste à faire reposer la richesse des pays d’abondance sur les injustices du commerce international, au prix de la misère des pays pauvres. Que personne ne s’y trompe : l’égoïsme n’est le monopole de personne, ni d’aucun peuple. » 650

Une pratique éducative qui se contente tranquillement de transmettre ce genre des valeurs, même de façon inconsciente, a besoin d’être revisitée par une réflexion pédagogique critique. Mais ce qui est à déplorer dans la pédagogie traditionnellement acquise, et qui véhicule les valeurs capitalistes, c’est l’absence de la reconnaissance de la valeur ontologique de la personne. L’observation montre, que même si la valeur de la personne semble y être reconnue, elle ne constitue pas la première de ses préoccupations. Son but est de « transmettre »  les connaissances aux jeunes générations pour leur permettre uniquement de penser comme les « autres ».

Quant à la pédagogie de la libération, elle se manifeste par une éducation conscientisante qui reconnaît en l’homme, un être toujours en mouvement, comme le souligne le philosophe et théologien allemand Ernst Bloch : « c’est à l’homme qu’il appartient de capter les possibilités-objectives inscrites dans le monde et de les orienter. La réalité appelle l’homme pour son véritable accomplissement. C’est l’homme qui est la possibilité réelle de tout ce qui advient : il en est la conscience anticipatrice. »651 C’est pourquoi, cette pédagogie n’accepte ni un présent bien organisé, ni un futur prédéterminé. Elle trouve son enracinement dans un présent dynamique caractérisé par un engagement citoyen pour la justice et le développement. Cet engagement lui donne un caractère existentiel. Loin d’être comparable à un fixisme réactionnaire, la pédagogie de la libération est une source d’espérance qui interroge en permanence un présent à transformer toujours. D’où son caractère prophétique chargé d’espérance. Ernst Bloch ne disait-il pas que « la seule philosophie qui vaille est celle de l’espérance ? »652 Cette espérance résulte du caractère utopique d’une forme d’action fondée sur une foi inébranlable en l’avenir. L’utopie est cette unité indivisible entre « la contestation » et « l’annonce ». Contestation d’une réalité déshumanisante et annonce d’une réalité avec laquelle les hommes sont susceptibles de devenir plus et de vivre dans un univers respectueux de leurs droits et de leurs devoirs. Annonce et contestation ne sont pas des mots vides, mais un engagement historique pour la transformation des situations que les hommes vivent au quotidien653. Comme un être historique, l’homme reste soumis à la contingence du temps et de l’espace. Il a besoin d’une pédagogie qui l’aide à assumer pleinement cette contingence à travers la lutte pour l’avènement d’un nouvel ordre social fondé sur la reconnaissance et le respect. La pédagogie de la libération apparaît ainsi comme une réponse à la question du développement solidaire en Afrique. A l’instar de ce qu’elle a été en Amérique latine, cette pédagogie dispose des atouts scientifiques, pour contribuer à la transformation de l’histoire africaine contemporaine. Un continent où la vision bancaire de l’éducation reste toujours présente. Les Africains ont le devoir de croire dans leur capacité à transformer leur société et d’influer sur le cours de leur histoire. Ils doivent se surpasser pour avancer dans la conviction vers leur propre libération avec l’espérance comme unique arme. Avec un regard tourné vers l’avenir, ils seront comme des soldats dont l’immobilisme menace de mort. Selon les termes propres à Paulo Freire, ils doivent se considérer comme « des êtres pour qui regarder en arrière ne doit pas être un retour nostalgique au passé, mais un moyen de mieux comprendre ce qui se passe, pour mieux construire le futur. C’est pourquoi, cette éducation s’identifie au mouvement permanent dans lequel sont inscrits les hommes, comme des êtres qui se savent inachevés. »654 Mais comment évoquer la question de l’épanouissement de l’homme sans faire allusion à sa relation à l’environnement ?

Notes
644.

P. RICOEUR, Karl Jaspers et la philosophie de l’existence, Paris, Seuil, 1947, p. 175.

645.

E. MOUNIER, Œuvres complètes, vol. I, Paris, PUF, 1990, p. 767.

646.

Idem, p. 768.

647.

E. MOUNIER, Le Personnalisme, Paris, PUF, 1949, p. 65.

648.

Idem, p. 5.

649.

P. FREIRE, La pédagogie des opprimés suivi de conscientisation et révolution, op. cit., p. 67.

650.

D.-H. CAMARA, Le désert est fertile, op. cit., p. 59.

651.

L. HURBON, Ernst Bloch. Utopie et espérance, Paris, Cerf, 1974, p. 77.

652.

Idem, p. 83.

653.

P. FREIRE, Cultural Action for freedom, Cambridge Massachussets, Center for the Study of Development and Social Changes, U.S.A., p. 55.

654.

Ibidem.