3.2.3. Le rapport de l’homme à l’environnement

L’origine de ce mouvement historique se trouve dans les hommes eux-mêmes. Mais comme il n’y a point d’homme sans monde et sans réalité concrète, ce mouvement doit partir des relations hommes/monde. Ce point de départ est cependant situé chez les hommes et plus précisément dans leur ici et maintenant qui constitue la situation concrète où ils se trouvent souvent « immergés, parfois émergents, parfois mal définis. C’est seulement à partir de cette situation et de la perception qu’ils en ont, qu’ils peuvent se mettre en mouvement. »655 Pour que cela devienne possible, il est nécessaire, que la situation dans laquelle ils se trouvent ne leur apparaisse pas comme insurmontable, mais comme un défi à relever. Alors que la pratique de la pédagogie « bancaire » accentue la perception fataliste que peuvent avoir les hommes de leur situation, la pédagogie de la libération, propose aux apprenants de problématiser leur situation en vue d’envisager les voies et moyens pour la résoudre. Cette pédagogie les incite à faire de leur vie, le support de leur acte cognitif afin qu’ils dépassent leur niveau de perception primaire. Celle-ci conduit à une attitude fataliste qui plus tard cédera sa place à une perception capable de s’appréhender elle-même. Le fait qu’elle soit en mesure d’opérer un retour sur elle-même, en même temps qu’elle saisit la réalité qui lui paraissait inexorable, montre que la pédagogie de la libération est capable de rendre objective la réalité existentielle, non en l’objectivant, mais en cherchant à la comprendre pour la rendre vivable par tous.

En approfondissant leur prise de conscience de la situation historique concrète qui les caractérise, les hommes s’approprient cette situation comme une réalité historique, et ils se donnent les moyens humains et spirituels de la transformer. La relation entre l’homme et le monde apparaît non comme une relation destructrice de l’humanité à travers l’instinct de domination, mais comme une relation fondée sur le dialogue et la valorisation de l’environnement. Cela rejoint de la vision africaine de l’environnement. Elle considère la nature comme sujet et non comme objet. A ce sujet, John Mbiti dira qu’en Afrique : « la nature, dans l’acception la plus large du terme, n’est pas un objet ou un phénomène vide et impersonnel : elle est emplie d’une signification. L’homme prête la vie même là où les objets et les phénomènes naturels sont dépourvus de vie biologique. »656 Cette conception « écologiste » contenue dans la tradition africaine avant même que naisse l’utopie écologiste devenue à la mode aujourd’hui, se fonde sur le rapport de sujet à sujet. Cela traduit la vérité selon laquelle, les hommes qui sont des êtres historiques et dont le destin s’inscrit dans un mouvement de recherche du bien-être pour tous et avec tous, ne peuvent pas être à la fois, sujets et objets de leur propre recherche. Pour les dominateurs, ils ne peuvent à eux seuls, apporter des solutions à la déshumanisation dont ils sont acteurs, de même que, les dominés ne le peuvent. Sachant que chaque personne est un sujet libre, aucun groupe humain ne peut prétendre avoir le droit de priver à un autre la possibilité de jouir de cette liberté. Ainsi, chaque fois que les enseignants se prendront pour des sujets et qu’ils considéreront les apprenants comme des objets de leur travail, ils empêcheront ces derniers d’assumer leur responsabilité de sujets libres. Les apprenants, placé dans cet état de non-reconnaissance de leur personnalité risquent de succomber à la frustration, une situation qui peut générer une violence incontrôlable657.

La quête des hommes pour le bien-être prend sens dans la mesure où cette recherche s’oriente vers le plus-être, vers l’humanisation des hommes et de leurs sociétés. C’est cela leur vocation historique contredite par la déshumanisation. Cette dernière n’est pas une vocation, mais une éventualité historique. Puisque cette humanisation est une possibilité, elle doit apparaître aux hommes comme un défi et non comme un frein. Néanmoins, cette quête ne peut se réaliser ni dans l’isolement, ni dans l’individualisme, mais dans la communion et la solidarité, une solidarité des existences. Elle ne peut être menée dans un contexte de relations antagonistes entre oppresseurs et oppressés. L’accès au plus-être est une exigence radicale et ne doit pas se transformer en individualisme égoïste. Le plus-être que l’on recherche dans l’individualisme conduit à un plus-avoir égoïste, base de la déshumanisation, comme le déclarait Dom Helder Camara : « La vraie racine du mal, c’est l’égoïsme. On ne pourra aider l’humanité à sortir de la situation où elle se trouve que lorsqu’on aura compris que l’égoïsme a des dimensions internationales : il ne marque pas seulement les relations d’individu à individu, ni de groupes à groupes, mais de pays à pays. »658 Pour lui, ce fléau doit être combattu avec intelligence et sens positif, mais préalablement « à l’intérieur de chacun d’entre nous. »659 L’avoir des uns ne doit pas se transformer en obstacle à l’avoir des autres, les premiers s’appuyant sur la faiblesse des autres pour les écraser. Reconnaissons à la vision « bancaire » de l’éducation, cette volonté d’adoucir la misère des opprimés par une forme d’éducation qui n’exige pas beaucoup d’efforts de créativité et qui se contente seulement de répéter ce qui a été dit par les autres, mais tout en maintenant les consciences immergées dans un esclavage inédit, car il concerne d’abord le domaine de l’intelligence et donc de la conscience.

Par contre, le plus important pour la pédagogie de la libération, c’est de donner aux communautés qui vivent une situation de domination diffuse face aux autres, les moyens intellectuels, humains et spirituels, pour qu’elles soient capables de s’engager pour leur propre émancipation. Dans la critique qu’il formule contre les méfaits d’un capitalisme dominateur, l’économiste belge Christian Arsperger reconnaît que le seul lieu dans lequel s’exprime quotidiennement la finitude humaine, c’est la société. Plus qu’ailleurs, la société est le lieu où doit se passer le combat existentiel, afin de rendre à l’homme son humanité. Il souligne que « le lieu où se déploie le sentiment de finitude existentielle, c’est la société. »660 Une telle vision de l’éducation dépasse le simple intellectualisme aliénant, elle dépasse l’autoritarisme de l’éducation « bancaire » et dépasse aussi la fausse vision du monde fondée sur l’expansion de l’instinct de puissance, pour faire du monde, non plus quelque chose dont on se contente de parler avec les mots, mais « le médiateur des sujets de l’éducation, l’occasion de l’action transformatrice des hommes d’où résulte leur humanisation. »661 La pédagogie de la libération pour le développement ne prétend pas se mettre au service de l’oppresseur pour l’aider à perpétrer sa domination dans la société. Elle porte en elle, la conviction qu’aucun ordre oppressif ne supporterait que les dominés s’interrogent sur le pourquoi, le quand et le comment de leur situation, en vue de la transcender. Mais si elle prône la réflexion, ce n’est pas pour parvenir à la diabolisation des oppresseurs qui ont aussi besoin de respect et d’égard, mais pour parvenir à un dialogue franc, sans lequel aucune société ne trouverait d’apaisement.

Notes
655.

Idem, p. 68.

656.

J. MBITI, Op. cit., p. 67.

657.

L’histoire des théories de l’éducation est à cet égard significative. Pour n’en retenir que deux exemples, qui ont aussi été des sources inépuisables de pensée et d’action, Platon comme Rousseau attendent de l’éducation qu’elle restaure et parachève la forme humaine, sans cesse compromise par une société corrompue. Tous deux lui confèrent le rôle que joue chez d’autres l’idée de révolution : elle doit rendre possible le passage de l’idéal -idée platonicienne ou la nature rousseauiste - à la réalité. Cité par M. LENA, L’esprit de l’éducation, Paris, Desclée, 1991, p. 152.

658.

D.-H. CAMARA, Le désert est fertile, op. cit., p. 60.

659.

Ibidem.

660.

C’est pourquoi, la relation entre la pédagogie de la libération et la philosophie sociale a besoin d’être entretenue. Aux côtés de la pédagogie du développement, la philosophie sociale et politique doit jouer un rôle de premier plan dans la conscientisation pour la transformation concrète de la mentalité en Afrique. Notamment, dans le processus de passage de l’inhumanité capitaliste à l’humanisme authentique. Cf. C. ARNSPERGER, Critique de l’existence capitaliste. Pour une éthique existentielle de l’économie, Paris, Cerf, 2005, p. 22.

661.

P. FREIRE, Pédagogie des opprimés suivi de conscientisation et révolution, op. cit., p. 69.